27. April 2015 · Kommentare deaktiviert für Tunesien: Angehörige verschwundener Harraga – Reportage in Algerien · Kategorien: Algerien, Tunesien · Tags:

El Watan

Familles de harraga : le deuil impossible

Ses yeux clairs sont la parfaite réplique de ceux de sa maman. Le môme arbore, en outre, une bouille pimpante coiffée de cheveux gominés. Un vrai beau gosse. A première vue, il a tout du jeune premier promis à un avenir étincelant. Lui, c’est Hossam. Hossam Jeljeli. A défaut de l’original, sa maman, Fathia Jeljeli, serre son portrait comme un corps en papier.

Portrait qu’elle brandit partout où elle va en clamant urbi et orbi que son fils est vivant. Le calendrier de Fathia semble s’être figé sur une date : 5 mai 2011, soit le jour où Hossam avait pris le large à destination de l’Italie. «Il avait à peine 17 ans. Il les a fait en mer puisqu’il est né le 7 mai», raconte sa maman, visage tendre cerné par un foulard vert noué autour de la tête. Mme Jeljeli est de Ras Jebel, dans le gouvernorat de Bizerte, au nord.

Mais c’est à Tunis que nous l’avons rencontrée, précisément au campus Farhat Hached. Elle s’était déplacée avec d’autres familles de harraga disparus aux portes de l’Italie pour plaider leur cause au Forum social mondial qui s’est tenu récemment en Tunisie (24-28 mars 2015). Elles ont pris place dans un coin de la faculté des sciences économiques et de gestion, aux côtés de Imed Soltani, le fougueux président de l’association La Terre pour tous.

Créée en 2011, l’association milite pour faire la lumière sur les centaines de migrants tunisiens qui ont mis les voiles en direction de La Botte et n’ont plus donné signe de vie. Les plus grandes vagues de harga qu’ait connues la Tunisie ont été enregistrées, faut-il le rappeler, peu après la révolution du 14 janvier 2011 qui avait fait tomber Ben Ali. Une brèche dans laquelle des milliers de jeunes se sont engouffrés pour tenter de rejoindre la proche Sicile. Le Haut-Commissariat aux réfugiés avait recensé cette année-là 54 000 arrivées en Italie par voie de mer, dont 28 000 Tunisiens.

Au mois de février 2011, un pic de 5000 migrants est atteint en l’espace de quelques jours. «L’exode enregistré ces jours-ci est de dimension biblique», disait le maire de Lampedusa de l’époque, Bernardino De Rubeis. Berlusconi qualifie ces flux migratoires de «tsunami humain». Le 12 février 2011, le gouvernement italien proclame l’état d’urgence humanitaire. La France, quant à elle, envisage carrément de «suspendre les accords de Schengen», selon Le Monde du 22 avril 2011.

Plus de 1000 harraga morts ou portés disparus

«En tout, 1500 migrants tunisiens ont disparu depuis la Révolution. Mais pour l’heure, il y a 520 cas qui ont été officiellement recensés», indique Imed Soltani (voir interview). Un rapport du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES) daté de septembre 2012 précise : «L’émigration depuis la Tunisie vers l’Europe touche tous les milieux de la société tunisienne.

La Tunisie constitue, avec la Turquie, l’un des points de départ les plus importants pour entrer en Europe. Selon l’agence européenne de contrôle des frontières, Frontex, 64 261 personnes ont traversé le canal de Sicile par la mer en 2011, dont 27 864 Tunisiens partis de différents points des 1300 km de côtes tunisiennes (notamment des environs de Zarzis, Sfax et Monastir).

D’après nos estimations, jusqu’à 40 000 Tunisiens auraient franchi le canal de Sicile vers l’Italie durant l’année 2011 sans que des données statistiques permettent aujourd’hui de vérifier ce chiffre. Durant cette même année 2011, plus de 1500 personnes sont mortes ou ont disparu en mer. Certaines sources parlent même de plus de 2000 morts et disparus. Parmi eux, le nombre de Tunisiens serait de 1000.»

Imed, lui, déplore la perte de ses deux neveux, Slim et Bellahcène Soltani. Et c’est ce qu’il l’a décidé à créer cette association, avec d’autres parents de harraga disparus. Imed porte un pull en laine blanc barré d’un cinglant «El houdoud qatila» (les frontières tuent). Le slogan est encadré par deux traits «hérissés» de barbelés. L’espace occupé pour cette manifestation fait terriblement écho à la tragédie des boat people qui viennent se fracasser contre la muraille de l’Europe. Une affichette proclame : «Fraternité, pas Frontex».

Une autre pancarte dénonce : «Nous sommes contre les accords entre la Tunisie et l’Union européenne qui ont produit des morts et des disparus dans la Méditerranée». Sur un mur sont accrochées des photos d’embarcations bondées de harraga, voguant sur la mer de l’Inconnu. Et pour compléter le décor, le sol est tapissé, là aussi, de photos de pateras déglinguées, de galériens livides, épuisés par la traversée.

Et ce slogan déployé sur une large banderole couchée, et qui résume la revendication des familles : «Fi kelmtine, ouledna win ?» (en deux mots : où sont nos enfants ?). Le matériel documentaire étalé par l’association témoigne d’un travail de fourmi, mené avec les moyens du bord, pour connaître la vérité sur les migrants disparus, et dont on aurait tort de penser, insiste Imed, qu’ils ont tous été dévorés par les flots.

Certains visuels reproduisent des images vues dans des reportages télé. Images d’esquifs dépareillés accostant à Lampedusa, filmés par la télévision italienne Canale 5 notamment, montrant clairement que certains harraga sont arrivés sains et saufs en Italie, avant de disparaître sans aucune explication. Des flèches sont pointées vers de jeunes migrants dont les noms sont déclinés : Bellahcène Ben Mohamed Rhimi, Brahim Bouthouri, Nabil Ghabraoui… Autant de noms, de visages dûment identifiés par les leurs et dont les familles attendent désespérément un coup de téléphone.

«Le cœur d’une maman ne ment pas»

Mais revenons à Fathia et son fils, Hossam. Que s’est-il donc passé ce 5 mai 2011 et les jours qui ont suivi ? Comme dans la plupart des cas, Fathia n’a guère été mise au parfum du projet de son fils. «Il est sorti avec mon neveu vers 17h en me disant qu’il allait au café. Depuis, je ne l’ai plus revu. Je l’ai appelé le soir, mais son téléphone était fermé. J’ai appelé mon neveu, il m’a annoncé qu’ils étaient en mer. Il y avait eu à cette période plusieurs vagues de départs. Le bateau qui a pris mon fils comptait 14 personnes à bord.

Deux jours plus tard, on a appris qu’une embarcation avait fait naufrage en haute mer. Je suis allée voir le ‘‘hakem’’ (commissaire de police, ndlr) pour avoir des nouvelles. Il m’a déclaré que sept personnes avaient réussi à traverser et les sept autres s’étaient noyées. Leur passeur leur avait dit : ‘‘Elli yaâraf ioûm itabaâni’’ (celui qui sait nager qu’il me suive). Une semaine après, j’ai reçu un coup de fil de la part d’un homme qui m’a affirmé qu’il y avait un groupe venu de Bizerte qui avait débarqué en Sicile en m’assurant que d’ici une semaine ou deux, on allait me contacter.

Mais jusqu’à ce jour, je n’ai rien reçu.» Fathia ne comprend toujours pas les raisons qui ont poussé son fils à se lancer dans cette aventure. «Il a sûrement été influencé. Il avait de mauvaises fréquentations, dont un certain Ali, un passeur», tente d’expliquer la maman inconsolable. Et de préciser : «Hossam était alors lycéen et il a lâché ses études pour partir. Son frère, qui préparait le bac à l’époque, a abandonné lui aussi ses études après cette affaire. Pourtant, il était brillant.»

Pis encore : le papa a dû quitter son travail et le domicile conjugal dans la foulée pour se lancer dans une quête effrénée sur les traces de son fils en Italie. «Cela fait maintenant trois ans qu’il est en Italie», affirme Mme Jeljeli. Et toujours pas de nouvelles de Hossam. «Mais mon cœur me dit qu’il est vivant.

Et le cœur d’une maman ne ment pas. Maintenant, est-ce qu’il est détenu ? Est-ce qu’il est entre les mains de la mafia ? Allahou aâlam ! Nous demandons simplement au gouvernement tunisien de nous aider à retrouver nos enfants. Je souhaite juste un coup de fil. Juste entendre sa voix, qu’il m’appelle et me dise : ‘‘Maman, je suis vivant.’’ Même s’il est en prison. Béji (Caïd Essebsi, ndlr) a promis de nous ramener nos enfants. J’espère qu’il écoutera notre voix.»

«J’ai reconnu mon fils à la télévision»

Assis sur une chaise en plastique à côté d’elle, Mokhtar Jedidi, la soixantaine révolue, petit agriculteur de la région de Bizerte, est, lui aussi, sans nouvelles de son fils. Sameh Jedidi, 28 ans, a embarqué un certain 29 avril 2011. Depuis, aucun signe de vie. «Il travaillait avec moi dans l’agriculture. Et puis un jour, il a disparu sans rien me révéler de ses intentions. C’était un vendredi. Vers minuit, j’ai trouvé sept messages en service ‘‘kallamni’’ (rappelle-moi). J’ai eu beau essayer de le joindre, en vain.»

Depuis, le vieux paysan n’a plus goût à rien. Barbe blanche et regard las, ammi Mokhtar se consume dans l’attente infernale d’un signe de son fils. Il est d’autant plus mortifié qu’il a l’intime conviction que Sameh est encore de ce monde sur la foi d’images vues à la télévision : «On dit qu’ils sont dans des centres de rétention, mais nous n’avons aucune certitude à ce sujet. Cependant, nous sommes sûrs que nos enfants sont bien arrivés en Italie. Il y a même des images qui le prouvent. Je l’ai reconnu à la télévision, sur la chaîne Al Janoubia. Ils l’ont montré avec d’autres, dans une sorte de prison, quelque part en Italie.

Et il était bien vivant. Hayyoun yourzaq. Mais curieusement, je suis toujours sans nouvelles de lui.» Interrogé sur les raisons qui auraient poussé son fils à partir, Mokhtar Jedidi s’emporte : «C’est la misère qui pousse les gens à partir. Le chômage. La faim. Si quelqu’un vit convenablement dans son pays, pensez-vous qu’il songerait à partir ?» Le paradoxe est que les plus téméraires, tout démunis qu’ils puissent être, se saignent pour payer les frais de la traversée. Selon ammi Mokhtar, cela varie entre 1000 et 2000 DT (70 000 à 140 000 DA). «Dans l’embarcation où se trouvait mon fils, il y avait 40 personnes. Faites le compte ! C’est un gros business, ce filon.»

«De chagrin, ma femme s’est immolée»

Le cas de Hamed Rhimi est encore plus poignant. Son fils, Wissem, tout juste 20 ans au moment des faits, s’est embarqué la nuit du 29 mars 2011 depuis les côtes sfaxiennes à bord d’un rafiot qui comptait 74 passagers. Résidant à Hay Ennour, une cité populaire du quartier de Kabaria, dans la banlieue sud de Tunis, Wissem s’était fait discret toute la journée, raconte son père, avant de se signaler le soir, du côté de Sfax, à 300 bornes au sud-est de la capitale. «On pensait qu’il était parti pour du travail et qu’il serait retenu pour la nuit. Vers 23h30, il a appelé sa mère pour lui dire qu’il était à Sfax avant de lui annoncer : ‘‘Hatit redjli fel blace’’ (J’ai posé le pied dans le bateau). Depuis, silence radio. On ne sait pas s’il est vivant ou mort.» Jennette, sa maman, en devient malade.

Fatiguée de battre le pavé de l’avenue Bourguiba, d’écumer les couloirs des ministères, des garde-côtes et des postes de police, elle fait une tentative de suicide le 19 avril 2012, soit un an après le départ de son fils. «De chagrin, ma femme a tenté de s’immoler. Je vais vous montrer les photos», fait Hamed Rhimi, stoïque. Sur certaines images, on la voit langée de bandages de la tête aux pieds à l’hôpital des grands brûlés de Ben Arous où elle fut admise en urgence. N’était l’intervention de son mari qui fut, lui aussi, mordu par les flammes en lui portant secours, elle ne serait probablement plus de ce monde.

Pour la famille R’himi, ce sera donc la triple peine : un fils disparu, un deuil devenu impossible et la maman dévastée, consumée jusqu’à la trame, qui ne tient plus que grâce à une panoplie d’antidépresseurs pour supporter son destin. Sans compter l’autre fils qui rajoute à ses tourments. «Il avait rejoint l’Italie en 2008 avec succès. Et maintenant, il croupit en prison», confie son père.

Le cœur gros, Hamed lâche dans un soupir : «Rani gharek fel machakel (Je suis noyé dans les problèmes).» Tous les éléments semblent se déchaîner contre lui, en effet. Pour autant, il ne s’avoue pas vaincu. Tout comme les autres familles qui continuent inlassablement à brandir ces tendres portraits juvéniles à la face du monde en scandant «Fi kelmtine, ouledna win ?» pour rappeler aux politiques des deux rives leur part de responsabilité dans ce naufrage collectif. Elles ont déjà obtenu le principe de la constitution d’une commission d’enquête. Et quitte à se nourrir d’illusions, Fathia, Hamed, ammi Mokhtar gardent crânement la foi qu’un jour ou l’autre, la vérité jaillira du fond des ténèbres et qu’avec un peu de chance, ils le recevront, enfin, ce coup de fil du destin …

Mustapha Benfodil

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