31. Juli 2016 · Kommentare deaktiviert für Massengrab Mittelmeer: Personendaten aus der Vernichtungszone · Kategorien: Italien, Libyen · Tags: ,

Quelle: Mediapart

Morts ou vivants, l’Italie va chercher les migrants en mer

PAR MATHILDE AUVILLAIN

Plus de 3 000 migrants ont disparu en tentant la traversée de la Méditerranée depuis le début de 2016. Chaque semaine, des cadavres sont repêchés à bord d’embarcations de fortune. Depuis 2013, l’Italie a décidé de ne plus détourner le regard et d’aller chercher les vivants… et les morts en mer. L’épave du naufrage du 18 avril 2015, qui gisait à 370 mètres de fond, vient d’être ramenée à la surface. Première opération du genre, un exemple d’humanité.

Melilli (Sicile, Italie), de notre correspondante.-  Entre les cheminées et les torches des raffineries du port d’Augusta, derrière des grillages et des entrelacs de tubes et de pipelines, des soldats en treillis, armes au poing, montent la garde. Le nom de Melilli, petit village sicilien perché sur une colline aux prés jaunis, laissait imaginer tout autre chose. Passés les chicanes et le check-point, c’est un camp militaire qui s’ouvre à la vue. Des tentes kaki alignées ont été montées sur une esplanade poussiéreuse de cette base de l’OTAN où les navires de l’alliance transatlantique viennent faire le plein de carburant. Des infirmières en uniforme, des marins en côtes bleu marine, des militaires et des pompiers en combinaison étanche s’affairent autour d’un grand hangar construit pour abriter l’épave renflouée du naufrage du 18 avril 2015.

Sous la structure d’acier, le chalutier à la coque bleue, ceinte de lisérés blancs, ressemble à toutes ces épaves de « carrette del mare », ces « chariots des mers » comme les appelle la presse italienne, que l’on retrouve entassées à l’entrée du port de Lampedusa, de Pozzallo ou encore sur les photos des sauvetages de migrants dans le canal de Sicile. Mais cette épave qui se dresse devant nous n’est pas comme les autres. La nuit du 18 au 19 novembre 2015, ce bateau a sombré en pleine Méditerranée, à 75 milles marins au nord de Tripoli, emportant au fond de la mer près de 700 vies humaines. La presse parla alors du « naufrage le plus meurtrier de ces dernières décennies en Méditerranée ». Matteo Renzi, le chef du gouvernement italien, promit au lendemain de cette catastrophe que l’Italie irait chercher l’épave au fond de la mer pour offrir une digne sépulture à ces migrants.

Dans l’un des hangars de Melilli en Sicile, début juillet 2016. © Mathilde Auvillain

« J’ai demandé à la marine militaire d’aller chercher cette épave pour donner une sépulture à nos frères et à nos sœurs, qui, sans cela, auraient reposé pour toujours au fond de la mer », a rappelé le président du conseil, alors que l’épave retrouvée à 370 mètres de fond était enfin ramenée à la surface au terme d’une délicate opération sous-marine. Le renflouement, opéré par la marine militaire italienne en collaboration avec l’entreprise privée spécialisée Impresub, a coûté 10 millions d’euros, entièrement financés par la présidence du conseil. Un investissement qui a suscité polémiques et critiques, parfois du plus mauvais goût.

« Je l’ai fait parce que nous, Italiens, connaissons la valeur du mot civilisation », a insisté Matteo Renzi. « Ce navire renferme des histoires, des visages, des personnes et pas seulement un nombre de cadavres », déclarait-il au moment de confier aux équipes de médecins légistes la tâche de reconstruire le fil de ces histoires humaines interrompues brutalement.

À une centaine de pas de ce camp, un autre hangar qui servait d’ordinaire d’entrepôt pour du matériel militaire a été transformé en institut médico-légal de campagne. Derrière un énorme camion-frigo de la Croix-Rouge italienne, deux tentes en tissu camouflage abritent chacune une table d’autopsie en inox. Une odeur âcre flotte dans l’air. C’est l’odeur de la mort qui imprègne l’atmosphère, malgré les systèmes de climatisation qui tournent à plein régime. Un écriteau imprimé à la va-vite, scotché à l’entrée des tentes, indique “Zone Rouge”. Au-delà de cette limite, seuls les médecins de l’équipe de la doctoresse Cristina Cattaneo peuvent entrer. Les autopsies se déroulent à huis clos, à la fois parce qu’il faut préserver la dignité des restes d’humanité retrouvés dans l’épave du naufrage, mais aussi parce que la vue de ces corps mutilés, en état avancé de décomposition, est insoutenable.

Pourtant rodés à la brutalité de la mort, les pompiers qui sont entrés dans le ventre du « chalutier de la mort »n’arrivent pas à se défaire des images d’horreur qu’ils ont vues. « Quand nous avons ouvert la première brèche à gauche de l’épave, j’ai senti mon âme se déchiqueter », raconte Luca Cari, responsable de la communication des pompiers, dans une tribune publiée dans le magazine Panorama.

Dans l’antre du chalutier, les secouristes, protégés par leurs combinaisons étanches, respirant à l’aide de masques à gaz et de bonbonnes d’oxygène, ont retrouvé des corps jusque dans le puits à chaîne d’ancre à l’avant, certains « encastrés » dans la salle des machines. Au milieu d’une « pyramide de cadavres », les pompiers racontent avoir retrouvé celui d’une femme enceinte ou encore ceux d’enfants agrippés à des adultes. « Nous avons été les seuls à voir exactement comment se sont achevées ces vies humaines, évoquées brièvement dans les journaux », explique à son tour Paolo Quattropani, un responsable de l’opération sur place.

Il y avait 458 corps enchevêtrés dans l’épave ; 169 autres étaient éparpillés autour au fond de l’eau ; 48 autres avaient été récupérés à la surface au moment du naufrage. L’embarcation transportait donc au total 675 personnes. « Cinq personnes par mètre carré », relève l’amiral Nicola De Felice qui a coordonné les opérations. « Ils les avaient entassés partout comme dans les trains qui partaient pour Auschwitz », poursuit Luca Cari.

Un parallèle que ce responsable des pompiers italiens n’est pas le premier à faire. À Berlin, en recevant l’ours d’or pour son documentaire Fuocoammaretourné à Lampedusa, le réalisateur Gianfranco Rosi avait qualifié la tragédie des migrants en Méditerranée de « plus grave tragédie humanitaire de notre temps depuis l’Holocauste ». Comme Gianfranco Rosi, comme les garde-côtes qui depuis des années sont témoins de ces tragédies, les pompiers qui ont extrait les corps du chalutier n’oublieront pas ce dont ils ont été témoins. « Ce que nous avons vu dans le chalutier restera à jamais imprimé sur nos rétines », dit l’un d’entre eux.

«Nous appelons les administrations européennes à rassembler leurs données sur les migrants décédés»

Les yeux bleus de la médecin légiste Cristina Cattaneo ont l’habitude de regarder les morts en face. Un à un, la directrice du laboratoire milanais Labanof, spécialisé dans l’identification des corps difficilement identifiables, ouvre les plus de 600 « body bags »numérotés contenant les restes humains retrouvés dans l’épave et autour. Elle scrute attentivement chaque cadavre à la recherche du moindre détail qui pourrait permettre de remonter le fil de l’histoire de chacun des passagers du bateau.

« Le fait que les cadavres ne soient pas bien conservés, ou qu’ils soient même à l’état de squelette ne veut pas dire qu’ils ne peuvent pas être identifiés. Au contraire : la science nous permet d’identifier grâce à l’ADN, mais surtout grâce à certains détails comme un profil dentaire, un tatouage, une cicatrice, le dessin formé par des grains de beauté… », explique-t-elle. L’une de ses apprenties a raconté au quotidien La Repubblica avoir eu la « chance » de retrouver, cousue dans le t-shirt d’un des cadavres, une pochette plastique contenant des documents qui ont permis une identification rapide.

Les tentes abritant les tables d’autopsie. © MA

L’autopsie des corps est effectuée en partie par des doctorants de dix universités italiennes, tous volontaires. « L’intégralité des opérations d’identification est réalisée gratuitement », insiste la responsable de l’équipe. Parfois même aux frais des volontaires. « Nous travaillons gratuitement pour donner un nom et un visage à des centaines de migrants morts dont les cadavres ont été récupérés », plaident ces étudiants, déplorant le manque d’un minimum de soutien financier pour relever « ce grand défi humanitaire et scientifique unique au monde ».

« L’Italie est le premier pays à tenter de donner un nom et un prénom à ces personnes », relève Cristina Cattaneo, une identification qu’elle juge « essentielle pour rendre leur dignité à ces morts ». C’est, dit-elle, « un devoir pour les vivants encore plus que pour les morts » : non seulement la reconnaissance du corps et la délivrance d’un certificat de décès pourront permettre aux familles de sortir des « limbes du doute », mais cela leur permettra aussi de régler des problèmes administratifs. « Certains orphelins ne peuvent pas bénéficier d’un rapprochement familial s’il n’y a pas de certificat de décès de l’un ou des deux parents disparus », souligne ainsi Cristina Cattaneo, qui raconte avoir trouvé sur l’un des cadavres une carte du HCR, le Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés.

À Melilli, le sentiment de se trouver aux confins d’une Europe censée être la patrie des droits de l’homme est aussi lourd que l’odeur de la mort. « La convention de Genève oblige les États signataires à identifier les victimes d’un conflit armé. Lorsqu’il y a une catastrophe naturelle, comme un tsunami, ou une catastrophe aérienne, on dépêche immédiatement des experts médico-légaux sur place pour récupérer les corps et les identifier. Pourquoi cela n’avait jamais eu lieu avant aujourd’hui pour les naufrages de migrants en Méditerranée ? », s’interroge la médecin légiste. « L’Italie est le premier pays à mener ce genre d’opération et elle fait école alors que se déroule sous nos yeux la plus grande catastrophe humanitaire de ce siècle », poursuit-elle en implorant ses confrères des autres pays européens de lui prêter main-forte. « Pour reconstruire les histoires, il faut que nous puissions croiser les informations. Pour identifier les corps, il faut que les familles, les proches, ceux qui réclament ces morts, puissent avoir un interlocuteur, savoir où et à qui demander et donner des informations et pour cela il faudrait une coordination au niveau européen », plaide-t-elle.

Sans attendre des décisions européennes, l’Italie qui voit depuis des années les cadavres arriver sur ses côtes, a déjà adopté un protocole – le premier en Europe – pour l’identification des victimes des traversées de la Méditerranée. Le principal artisan de cette méthodologie est Vittorio Piscitelli, ex-préfet de Reggio de Calabre, commissaire spécial pour les personnes disparues depuis 2007. Cristina Cattaneo se définit, elle, comme le « bras opérationnel ». Grâce à cette initiative, les magistrats disposent de lignes directrices communes sur la procédure à suivre en cas de naufrage meurtrier ou de débarquement de cadavres de migrants par les navires impliqués dans les opérations de recherches et de secours en mer. Tous les corps et leurs particularités sont photographiés et ajoutés à un « album » consultable par les familles recherchant un disparu. Ce registre a déjà permis d’identifier plusieurs dizaines de personnes, explique Vittorio Piscitelli, qui ambitionne de créer une base de données européenne. « L’expérience de l’identification post-mortem ne fonctionnera vraiment seulement que si l’on crée une base de données de toutes les informations récoltées dans les morgues du sud de l’Italie », expliquent les auteurs de la méthodologie.

« Ce protocole est un exemple de bonne pratique, l’Italie est à l’avant-garde en Europe sur ce plan », confirme Giorgia Mirto, universitaire qui a participé au projet “Human Costs of Border Control” et “Borderdeaths”. Depuis des années, cette chercheuse arpente les cimetières de Sicile, de Calabre et des Pouilles, épluche les registres, cherche désespérément des actes administratifs pouvant permettre d’identifier les victimes des naufrages en Méditerranée, et connaît toutes les subtilités du code de procédure civile. « Personne ne s’occupe de l’identification des corps parce que ce n’est pas du ressort de la police judiciaire dont la tâche est d’arrêter le coupable. Mais en l’absence d’un coupable, l’officier de police judiciaire ne peut pas ou ne veut pas ouvrir une enquête qui permettrait de procéder aux autopsies. Et pour l’instant “seule une volonté politique” qui répond en général à une “attention médiatique” pourra permettre de faire changer les choses », estime cette universitaire qui ne peut se résoudre à accepter l’inaction des États européens face à ce phénomène dramatique.

Thomas Spijkerboer, professeur à l’Université libre d’Amsterdam, coordinateur du projet borderdeaths.org – auquel a contribué Giorgia Mirto –, plaide pour la création d’un observatoire européen des décès de migrants « sous l’égide du conseil de l’Europe ». Cet observatoire permettrait « d’identifier plus de personnes, de mieux évaluer l’impact des politiques migratoires européennes et de les adapter »« En Europe, nous sommes passés du contrôle migratoire à la gestion migratoire, mais il faut accompagner ce changement d’approche dans l’exercice de notre souveraineté par des innovations en matière de droits humains », affirme encore l’universitaire hollandais. « Nous appelons les administrations européennes à rassembler leurs données sur les migrants décédés à leurs frontières et à les rendre publiques […]. L’identification est cruciale pour la dignité des personnes concernées et pour leurs familles », poursuit-il.

« Pour chaque corps, il y a une famille qui attend des nouvelles quelque part », rappelle Giorgia Mirto. En attendant de pouvoir leur redonner une identité, en attendant que quelqu’un vienne les réclamer, après les autopsies, les cadavres sont enterrés dans des cimetières les plus proches du port où ils ont été débarqués. Les sépultures portent souvent seulement un numéro. « Ce ne sont pas des fosses communes, comme dans les camps de concentration. Chaque cadavre repose dans un cercueil, tous les cercueils peuvent être retrouvés », précise la chercheuse.

Au fond du grand hangar de la base OTAN de Melilli, des centaines de cercueils vides sont empilés, attendant de recevoir, une fois extraits des « body bags » et autopsiés, les corps des victimes du naufrage du 18 avril 2015. Toutes les dépouilles seront inhumées dans des cimetières avoisinants. « 58 seront enterrés dans des cimetières de la province de Syracuse. Les autres ailleurs dans d’autres communes », détaille le préfet d’Augusta, Armando Gradone, assurant que « tous les cadavres auront une sépulture ».

L’épave du chalutier, cercueil de masse, qui devait au départ être détruite au terme de l’opération de récupération, pourrait finalement être conservée et exposée dans un mémorial de l’immigration à Milan, comme témoin de cette tragédie et de toutes celles qui l’ont précédée – et lui ont succédé – en Méditerranée, aux portes de l’Europe.

Pour information, voici l’adresse mail du bureau du commissaire pour les personnes disparues, qui est l’adresse à laquelle les familles de migrants disparus peuvent s’adresser en Italie pour faire un signalement et permettre le cas échéant de croiser les informations avec celles récupérées par l’équipe qui s’occupe de l’identification des corps : ufficiocommissario.personescomparse@interno.it

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