Naufrages en Méditerranée, à qui la faute?
Le 3 octobre 2013 un naufrage de migrants clandestins faisait 366 morts au large de l’île italienne de Lampedusa, quelques jours plus tard, un nouveau drame faisait des dizaines de victimes supplémentaires. Pourquoi les cas de détresse en mer restent sans secours? En Tunisie, des ONG, des universitaires et des familles de disparus investiguent sur les conditions dramatiques de la migration vers l’Europe.
Un reportage d‘Alexandre Habay, réalisé par Sylvain Michel.
„En 20 ans, 14’000 personnes sont mortes en Méditerranée en tentant de rejoindre l’Europe. Mais il ne s’agit là que des cas documentés. Le chiffre réel est beaucoup plus élevé“, explique Charles Heller, doctorant suisse à l’Université de Goldsmiths de Londres, qui mène une recherche en Tunisie sur le sujet. Autour de diverses associations (dont les réseaux Boats4People.org et WatchTheMed.net), il tente de reconstituer les drames en mer. Comment est-il possible que des bateaux en détresse ne soient pas repérés à temps „alors que la zone autour de Lampedusa est la zone maritime la plus surveillée au monde?“ A l’aide des témoignages de survivants et de données techniques (images satellites, relevés des appels au secours) il a ainsi été possible de reconstruire le cas d’une embarcation ayant dérivé en mer pendant 14 jours sans être secourue, au plus fort de l’opération militaire des pays de l’OTAN en Libye. „Le bateau a été approché et photographié par des hélicoptères et des navires“, explique l’universitaire. Au final, il échoue en Libye, des dizaines de personnes ont péri. Son travail a contribué à la rédaction d’un rapport qui a servi de base à une plainte déposée contre plusieurs des états impliqués.
Le deuil impossible des familles
Dans la foulée du printemps arabe en 2011, la Tunisie a vécu un important phénomène d’émigration clandestine vers l’Europe. De nombreux incidents mortels peu médiatisés à l’époque ont affecté la société. Certaines familles s’interrogent toujours sur les conditions des naufrages. D’autres sont persuadées que des jeunes tunisiens disparus sont toujours vivants, retenus dans des centres en Italie sous de fausses identités. Imed Soltani, président de l’association Terre pour tous, montre des captures d’écran des journaux télévisés de l’époque. Il affirme que de nombreux parents ont reconnu leurs fils sur les images d’arrivées de migrants sur l’île de Lampedusa. Dans ce cas pourquoi n’ont-ils donné aucune nouvelles depuis des mois voire des années? „Parce qu’ils sont enregistrés sous un faux nom, pour ne pas être expulsés“, croit-il savoir. Déni de réalité pour cause de deuil impossible ou failles de la gestion des flux migratoires? Les témoignages sont difficilement vérifiables mais la douleur et l’incertitude des familles, confrontées à l’absence de corps et parfois même d’épave, est réelle.
„J’ai le sentiment que mon fils est vivant“, dit ainsi Samia, qui tient contre elle la photo de Maher, disparu à l’âge de 22 ans avec une dizaine de jeunes du quartier. Des témoignages de rescapés confirment qu’il est arrivé à terre, affirme-t-elle, sans pouvoir expliquer pourquoi celui-ci n’a plus donné de signe de vie. „Dans tous les cas de disparitions, même en Suisse par exemple, les proches ne peuvent s’empêcher d’imaginer tous les scénarios, les pires comme les meilleurs“, estime Charles Heller.
L’Europe accusée
Les chercheurs, les associations de familles et des ONG comme Boat4people, mettent en cause l’impossibilité de voyager en Europe de manière légale. „S’il y avait un meilleur accès aux visas, les clandestins en Europe rentreraient en Tunisie, parce qu’ils auraient la possibilité de refaire le voyage un jour, si une meilleure occasion se présente, en fonction du marché du travail“, assure Imed Soltani. „Quand tu n’a pas un dinar pour te payer un café, pas de travail, pas d’avenir, tu es déjà mort. Alors tu prends la mer.“ Quand on lui demande pourquoi tant de jeunes sont partis après la révolution alors que l’espoir d’une nouvelle Tunisie se profilait, il balaie l’accusation de „trahison de la révolution“. „Ben Ali empêchait les gens de voyager librement. Sortir du pays, voir ce qu’il y a ailleurs, tous les jeunes Européens le font. Pour nous, ça devait être un acquis de la révolution.“
Un discours aux antipodes des revendications des pays du sud de l’Europe qui réclament aux autres Etats davantage de moyens financiers pour le contrôle des frontières maritimes. „En Tunisie, selon Charles Heller, cette politique migratoire européenne est ressentie comme quelque chose de l’ordre de l’enfermement.“
via Quinze minutes du 26.10.2013