30. Januar 2018 · Kommentare deaktiviert für MALI (et Mauritanie) – Reportage exclusif – Afrique de l’Ouest : une guerre à venir (1/2) · Kategorien: Mali, Mauretanien · Tags:

Sahel Reportage: Der kommende Krieg

Le Courrier du Maghreb et de l’Orient | 12.2017

Alors que les feux du « Printemps arabe » et le rêve du Califat s’éteignent lentement dans un Moyen-Orient qui retourne progressivement à son éternelle routine animée par le ballet des dictatures et un chassé-croisé irano-saoudien sur fond de tensions confessionnelles sunno-chiites, une nouvelle guerre de grande envergure sourd déjà, dans le Sahel cette fois ; en Afrique de l’Ouest, où les troubles divers qui écartèlent le Mali font tache d’huile et inquiètent de plus en plus directement les États voisins, et même Paris et Bruxelles.

Au nord, rien de nouveau

Si Kidal demeure impénétrable, Tombouctou et Gao, les deux seuls autres centres urbains du nord, sont plus abordables par un observateur occidental. Non, toutefois, sans quelques précautions élémentaires …

Tombouctou

C’est à Tombouctou que mon voyage à travers le Mali et la Mauritanie a commencé.

Un début « prometteur », marqué d’emblée par une attaque spectaculaire contre le centre administratif de la MINUSMA (Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la Stabilisation au Mali), menée par le groupe djihadiste Ansar ed-Dine (les « défenseurs de la religion », dirigé par Iyad Ag Ghaly). Cette base onusienne a été implantée au cœur de la ville de Tombouctou (et non dans le « super-camp », zone fortifiée située à quelques kilomètres de l’agglomération, à proximité de l’aéroport local), précisément dans le but de démontrer, d’une part, que la mission de l’ONU pouvait s’intégrer à la population et n’en était pas coupée, par aucune barrière, et, d’autre part et surtout, que la sécurité avait été restaurée à Tombouctou…

Le 14 août 2017, cependant, le choc subi par les forces onusiennes (et la non-intervention des forces françaises de l’opération Barkhane pourtant situées à 5 km de la zone des combats) a montré que l’Occident ne peut pas maîtriser les insurrections qui se pérennisent dans le nord et le centre du Mali et qui s’étendent à toute l’Afrique de l’Ouest, un mouvement de révoltes qui anime plusieurs ethnies et présente un fort ancrage islamiste, comme dénominateur commun et qui n’entre pas en conflit avec les traditions locales.

L’événement a pourtant été largement passé sous silence, et les conséquences de l’attaque n’ont pas été correctement appréciées. Probablement parce que le nombre de victimes a été relativement limité et n’a concerné que des « indigènes » ; mais ce fut un incroyable coup de chance…

Le fait que les djihadistes qui ont donné l’assaut à la base de l’ONU dans Tombouctou aient eu à la fois le nombre de combattants nécessaire et les informations utiles pour pénétrer jusqu’au centre du camp des forces onusiennes et provoquer l’évacuation de la mission civile vers le super-camp démontre que la situation échappe désormais à tout contrôle.

En outre, cette importante attaque sur le QG de la MINUSMA à Tombouctou aurait été coordonnée avec celle qui a eu lieu le même jour à Mopti, dans le centre du Mali, contre une autre base onusienne. Le bataillon du Togo y a subi des pertes…

À Tombouctou, les djihadistes ont apparemment choisi le moment du déjeuner pour attaquer, lorsque le personnel originaire de la ville avait quitté la base et que le personnel étranger était rassemblé dans le réfectoire, de sorte à tuer un maximum de personnes et à frapper le plus grand nombre de nationalités possible.

L’attaque a été menée par deux commandos et a mobilisé une dizaine de djihadistes, qui ont investi le centre de Tombouctou : ils sont descendus de deux véhicules, un tout-terrain blanc et un pick-up. Le premier commando était constitué de quatre hommes : ils ont approché avec beaucoup de calme l’entrée de la base de l’ONU, une zone fortifiée autour de l’hôtel Hendrina Khan, réquisitionné pour loger le personnel onusien, avant de soudainement découvrir leurs armes et d’ouvrir le feu sur les agents contrôleurs du check-point ; les assaillants se sont ensuite précipités en direction des blocs préfabriqués qui abritaient les bureaux de l’administration en arrosant les installations de balles qui ont traversé les parois de tôle, criblant le mobilier par-dessus les têtes des agents de l’ONU couchés au sol.

Un second commando suivait le premier ; il s’est immédiatement dirigé vers l’hôtel, où une grande partie du personnel était réunie dans le réfectoire, au cœur de la base. Un des djihadistes a détruit le centre des communications par un tir de roquette, isolant dès lors la base du « super-camp » (où sont stationnées les troupes de la MINUSMA) et des forces françaises de l’opération Barkhane, également basées à côté de l’aéroport de Tombouctou.

L’armée française avait toutefois été informée des événements dès le début de l’attaque, juste avant la coupure des communications. Selon les militaires français que j’ai pu interroger sur place, « les véhicules et les hommes ont été très rapidement mis en ordre de marche, mais il fallait le feu vert de l’état-major, qui a mis plus d’une heure pour parvenir à l’unité » ; c’est donc une heure et quarante-cinq minutes après le début de l’attaque que les blindés français sont arrivés sur les lieux.

Tandis que le premier commando occupait les casques bleus, un des hommes du second commando s’est rué en direction du réfectoire et a jeté une grenade dans la pièce, avant d’être abattu par un des membres de la sécurité onusienne.

L’engin n’a pas explosé : lorsque le djhadiste a dégoupillé la grenade, l’anneau s’est détaché de la goupille qui, par chance, est restée en place.

Sans cet extraordinaire « coup de bol », c’est l’ensemble du staff international qui aurait été atteint ; et certainement l’événement aurait-il alors fait la une des média d’information. Aussi, considérer que l’attaque a été un échec serait faire preuve d’un singulier déni, d’un refus de tirer les enseignements de l’événement et d’admettre la réalité des nouveaux rapports de forces qui se sont instaurés… jusqu’à ce que, une fois prochaine, la goupille se détache effectivement de la grenade…

Il apparaît en effet que les djihadistes connaissaient parfaitement la configuration des lieux ; et certains enquêteurs en concluent qu’ils disposaient d’informateurs au sein du personnel auxiliaire engagé localement.

L’échange de tirs entre les assaillants et les casques bleus burkinabés qui gardaient la base a duré près de deux  heures. Sept djihadistes ont été tués et des militaires maliens en ont capturé un, lequel avait tenté de fuir après avoir jeté son arme ; toutefois, selon certaines rumeurs persistantes (et non démenties), l’individu aurait été exécuté et ne pourrait donc plus être questionné.

Le groupe armé qui a organisé l’attaque a néanmoins commis une erreur, en mitraillant les cinq agents contrôleurs du premier check-point : « Ils étaient tous des enfants du pays ; et beaucoup de familles de Tombouctou sont très choquées », s’indigne un habitant interrogé. « Et en plus, ils n’étaient même pas armés. »

Comme l’explique un représentant de l’administration locale, « la population de Tombouctou est partiellement ‘maillée’ avec certains groupes djihadistes ; les collusions locales existent : liens familiaux, trafics divers, etc. Mais le deal, c’est que les habitants ne doivent pas pâtir des combats. » Un ami Touareg m’a introduit parmi ses proches : « Les assaillants ne sont pas d’ici ; ils n’ont pas respecté les règles… », me dit l’un d’eux. « S’il font ça, maintenant, Ansar ed-Dine ne sera plus du tout bienvenu à Tombouctou. »

Ce massacre ne laissera pas la population indifférente… Ce pourquoi l’attaque n’a finalement jamais été revendiquée.

Toutefois, plusieurs sources au sein de la MINUSMA et de la population de Tombouctou attribuent sans doute aucun l’attaque au mouvement peul d’Amadou Koufa, le Front de Libération du Macina (FLM), depuis peu rebaptisé Ansar ed-Dine Macina (après avoir fusionné avec le mouvement d’Iyad Ag Ghaly) et allié d’AQMI (al-Qaeda au Maghreb islamique). Le FLM aurait dès lors dépassé ses revendications originelles, essentiellement liées à l’amélioration des conditions de vie des Peuls au Mali, pour dorénavant partager les objectifs djihadistes d’AQMI.

Ce sont donc des combattants originaires du centre du Mali qui ont mené l’offensive contre l’ONU à Tombouctou. Le fait est nouveau…

Désormais, les factions djihadistes ont uni leurs forces et agissent en front commun.

Gao

J’ai ensuite rejoint Gao. Par le même biais que, de Bamako, j’avais gagné Tombouctou, à savoir un avion spécial de l’ONU. Il serait en effet littéralement « suicidaire » pour un « petit blanc », désormais et plus que jamais auparavant, de se déplacer par la route dans le nord du Mali, comme je l’avais fait en 2012 en traversant le désert en jeep de Bamako à Tombouctou. « Suicidaire », car les derniers cas d’enlèvements d’Occidentaux se sont mal terminés, par l’exécution des prisonniers, quand ces derniers n’ont pas tout simplement disparu, sans que personne n’en ait jamais plus reçu la moindre nouvelle.

Néanmoins, il était impératif de rencontrer la population de Gao, d’écouter les jeunes, les notables, les différents mouvements de la société civile, de passer avec eux du temps, pour apprendre et comprendre à la fois leur sentiment par rapport à la situation que vit le nord du Mali, depuis 2012, et à la fois leurs attentes et leurs intentions.

Gao n’est cependant pas sûre ; le risque d’enlèvement y est très élevé, et plus aucun Occidental ne s’aventure dans les rues de la ville, même en pleine journée. Il m’a donc fallu m’entourer de nombreuses garanties (autant que faire se peut), et obtenir la protection de quelques personnalités influentes ; mais j’ai surtout compté sur la force citoyenne des « patrouilleurs ».

De toute évidence, les habitants de Gao sont très contrariés par « le retour du Mali » dans la région ; et ce n’est qu’après un long bras de fer avec Bamako qu’ils ont cessé de s’opposer, in fine, à l’investiture d’un gouverneur dépêché par la capitale : une longue crise, qui a duré tout l’été 2017.

J’ai abordé très directement la question du rétablissement de l’autorité de l’État malien avec les jeunes (et moins jeunes) du mouvement de résistance civile de Gao qui (un peu poussés par les très riches commerçants et trafiquants de la ville) se sont durement opposé au gouverneur désigné par Bamako, lequel entendait rétablir l’autorité de l’État, après l’expulsion des djihadistes, et réimposer les institutions gouvernementales.

J’avais pris contact avec quelques-uns de leurs leaders, qui m’avaient fixé rendez-vous dans un des quartiers populaires de Gao. Je ne devais quitter le super-camp de la MINUSMA, où j’avais établi mon logement, qu’une grosse demi-heure durant (et à mes seuls risques et périls), une heure au plus. Mais, arrivé au lieu du rendez-vous, une grosse centaine de « jeunes » m’attendaient dans la vaste cour d’une maison cernées de murs d’adobe, des jeunes passionnés et bien décidés à s’exprimer ; le sol en terre avait été balayé du sable que le vent infiltre partout, et des bancs avaient été alignés, en carré…

– On n’a plus besoin du Mali à Gao !, m’a d’emblée lancé un des leaders du mouvement. Où était-il le Mali ? Où était-il l’État malien, lorsque les rebelles du MNLA (le Mouvement national de Libération de l’Azawad est le principal groupe armé, essentiellement touareg, qui s’est insurgé en 2011 contre l’autorité de Bamako, avec pour objectif l’indépendance de l’Azawad, à savoir le nord du Mali) sont arrivés ici ? Ils se sont tous enfuis, les fonctionnaires, les militaires… Les autorités ! Et les gens du MNLA, ils ont commis beaucoup de larcins : ils te prenaient ton véhicule ou ta moto, tu devais payer pour passer les contrôles… C’est pour ça que les jeunes de Gao se sont organisés, pour former des patrouilles et les chasser de la ville.

– Le MNLA ne vous a pas résisté ?

– Bon… On a fait appel aux djihadistes, me répond un autre intervenant. C’est eux qui ont chassé le MNLA de la ville. D’abord, ils étaient alliés, puis ils se sont fâchés, et comme les djihadistes ont vu que nos patrouilles assuraient l’ordre et la paix en ville, ils nous ont laissé faire.

– Donc, vous avez collaboré avec les djihadistes ?

– À Gao, nous sommes tous musulmans. À part quelques détails, comme couper la main des voleurs… Mais il ne l’ont fait que trois ou quatre fois… Tout ce qu’ils disent, c’est dans le Coran. Donc, ça ne pose pas de problème, ici.

– Les habitants de Gao n’étaient pas opposés aux djihadistes ?

– Quelqu’un n’est pas musulman, ici ?, demande mon interlocuteur en s’adressant à la foule qui ne cesse de croître autour de nous, au fur et à mesure que la discussion progresse et que de nouveaux arrivants rejoignent le groupe. Non ? Personne ? Bon… Tu vois : on est tous musulmans. Il y avait quelques Chrétiens, mais ils sont partis et on ne les a plus revus. En plus, ils ont rétabli l’ordre et la justice, qui fonctionnait bien. Les gens n’étaient plus rackettés par les fonctionnaires de Bamako. Il y a beaucoup de gens qui pensent que c’était mieux sous l’occupation.

– Pourtant, c’est la population de Gao qui a manifesté, massivement, pour qu’ils quittent la ville… Non ?

– Oui, parce qu’à un moment ils sont allés trop loin. Ils ont voulu empêcher les jeunes de fumer ou bien de jouer avec la playstation tard le soir devant la porte, d’écouter de la musique la nuit, dans la rue. On ne pouvait plus jouer au foot sur la place… On en a eu marre !

– Et ils sont partis ?

– Les djihadistes ? Non !, s’exclame un jeune garçon. Enfin, oui… Mais il y en a encore beaucoup qui sont avec nous… Les Maliens en ont arrêtés, mais ils ont été relâchés, tous les chefs ont été relâchés ; ce sont des gens connus à Gao, importants, riches, et ils vivent dans leur maison, ici, en ville. Après, le Mali est revenu à Gao. Nous, on voulait le départ des djihadistes, mais on ne voulait pas le retour du Mali. On se débrouille très bien sans lui.

– Des djihadistes qui ont participé à la guerre de 2012 vivent ici, à Gao ? Librement ?

– Oui, oui ! Bien sûr !, renchérit un autre. Mais c’est normal… Toi, ça te paraît bizarre, parce que tu viens de Bamako. À Bamako, ils ne peuvent pas comprendre ça : les « terroristes », comme ils disent là-bas… Ici, ils sont nos frères. Ils sont parfois de la famille ; on les connaît. Ce ne sont pas des envahisseurs venus de Libye ou d’Algérie ; ce ne sont pas des ennemis… On peut s’expliquer, résoudre les problèmes ; on peut s’entendre avec eux… On s’assoit avec un thé, et on discute… Et on s’arrange… Ils ne sont pas plus bêtes que d’autres. Tu comprends ?

– Vous dites tous souvent « le Mali », en parlant de Bamako, du gouvernement. Vous dites « le retour du Mali ». Ce n’est pas le Mali, ici, à Gao ? Vous n’êtes pas des « Maliens » ?

– Ici ?! Non ! Ce n’est pas le Mali !, hurle du fond de la cour un jeune homme, applaudi par l’assemblée et suivi pas des rires et tout un brouhaha. Ça n’a jamais été le Mali !, reprend le jeune homme après que le calme est revenu. Les Maliens, tu les trouveras plus au sud !

– Ni Gao, ni Tombouctou, ce n’est pas le Mali !, poursuit un autre. Je suis de Tombouctou ! Ni Gao, ni Tombouctou, ni Kidal !

– L’image que vous donnez de Gao n’est pas vraiment celle que véhicule la presse internationale… On prétend au contraire que la population du nord était hostile aux djihadistes et que vous êtes heureux du retour de l’État malien ; que vous vous considérez comme maliens, et même que vous êtes reconnaissants à la France de vous avoir aidés…

– Tu veux que je te dise ? Tu es le premier journaliste occidental qui est venu seul, ici, pour nous voir et nous parler. Les autres, ils racontent n’importe quoi ! Et je compte sur toi pour ne pas déformer mes paroles et nous faire passer pour ce que nous ne sommes pas ; on t’a fait confiance en t’acceptant ici. C’est pour cela qu’il y a autant de personnes qui se sont déplacées pour te dire ce que, nous, on pense vraiment. Nous, on vient de tous les quartiers de la ville, et on sait ce que veulent les gens, ici. C’est nous, Gao ! Et l’État malien, on n’en veut plus. Ici, ce n’est pas le Mali ! Tout le reste, ce sont des mensonges !

La nuit suivante, j’accompagne une patrouille de la MINUSMA dans la ville endormie. Un peu partout, aux carrefours et dans les quartiers, des grappes de jeunes montent la garde, armés de machettes, de bâtons et de barres de fer. Le convoi s’arrête pour créer le contact avec ces acteurs devenus incontournables à Gao. Nous discutons et je retrouve quelques-uns des jeunes qui m’avaient accueilli en journée… Lorsque survient un officier des forces armées maliennes (FAMA): « Ces jeunes ne font rien de mal », nous dit-il. « C’est nous qui leur avons demandé de se poster là, pour sécuriser notre camp qui est un peu plus loin dans la rue. » Car, à Gao, ce n’est pas l’armée qui protège la population, mais la population qui protège l’armée…

Le lendemain, j’ai rencontré l’assemblée des notables de Gao. Une poignée de riches commerçants m’ont reçu dans la maison de leur chef. J’ai posé les mêmes questions, mais la discussion tournait en rond ; la langue de bois était de mise face à ce journaliste européen qu’ils ne connaissaient pas. Il n’était question que de « respect », « d’honneur », du « manque de considération des autorités maliennes » envers les notables de la ville… Au bout d’un moment, il était devenu évident que je ne tirerais rien de ces barbes blanches à l’air digne et au regard sévère qui n’attendaient qu’une chose : ayant fait leur devoir d’hospitalité à mon égard, ils voulaient que je m’en aille.

Je reformule cependant une dernière fois ma question : « Pourquoi n’avez-vous pas voulu du gouverneur dépêché par Bamako ? Je comprends vos griefs ; il vous a manqué de respect en ne vous invitant pas à le conseiller, comme vous me l’avez bien expliqué… Mais c’est quand même un peu léger comme justification d’une telle opposition… »

La question fait mouche. Le chef des notables, exaspéré par mon insistance, s’emporte l’espace d’un bref instant : « Nous ne voulons pas d’un gouverneur qui ne ferait pas ce qu’on veut ! » Avant d’immédiatement recouvrer sa contenance, après s’être rendu compte qu’il venait de se trahir.

Silence gêné… Il est temps de dire au revoir.

Comme je l’apprendrai plus tard en conversant avec d’autres acteurs de la société civile, les commerçants de la ville regrettent les mois durant lesquels l’État a été totalement absent de Gao ; ils avaient alors la mainmise totale sur la ville et décidaient seuls de tout ce qui se faisait ou non dans la région. Ils ne payaient plus aucune taxe ni impôt, avaient un accord avec les djihadistes et s’adonnaient à de nombreux trafics aussi lucratifs qu’illégaux en temps normal.

C’est pourquoi plusieurs de ces nobles vieillards ont poussé les jeunes à manifester contre « le retour du Mali » ; du moins jusqu’à ce qu’un semblant de compromis fût trouvé avec Bamako… Le président de la république malienne, IBK (Ibrahim Boubacar Keïta), dont les projets de réformes constitutionnelles étaient de plus en plus ouvertement contestés par la rue et dans la capitale même, a fini par céder, soucieux de ne pas perdre davantage la face alors que les habitants de Gao lui avaient adressé un ultimatum : la ville proclamerait son indépendance si Bamako ne lui envoyait pas un autre gouverneur… plus « compréhensif ».

– Quelle autre solution pour le Mali, que la rupture avec l’Azawad ?, s’interroge un jeune journaliste malien que je rencontre au bureau du Conseil régional de la Jeunesse de Gao (une structure « officielle », reconnue par Bamako, mais dont les représentants, fidèles au Mali, ne représentent plus personne ici). Ici, dans le nord, la société vit de trafics, c’est incompatible avec l’État de droit… Mais la société du nord ne peut ni ne veut s’en passer. Économiquement, le sud laborieux aurait tout avantage à se séparer du nord.

Le Mali « utile » serait alors débarrassé du poids du nord, actuellement subventionné et facteur d’instabilité, et dont les rébellions conjuguées seraient de facto privées de toute raison d’être. Mais, d’un autre côté, bien évidemment, une fois indépendant, l’Azawad serait confronté à des défis économiques majeurs, et il n’est absolument pas capable de s’autofinancer. Il constituerait alors une plaque tournante pour le djihadisme et tous les trafics, encore plus qu’il l’est aujourd’hui.

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Ainsi, rien de nouveau dans le nord du Mali, cette vaste région comprise entre Tombouctou, Kidal et Gao. Ou plutôt, si : ce qui y est nouveau, c’est l’expansion des groupes armés, à savoir des organisations criminelles, petites bandes ou réseaux plus vastes, qui profitent du chaos, de l’absence de l’État.

L’État malien… Ses représentants sont revenus dans le nord ; mais à peine tolérés, ou dépendants du bon vouloir des véritables maîtres des lieux, comme à Kidal où le gouverneur n’a pu entrer dans la ville qu’une fois adoubé par les rebelles de la Coordination des Mouvements de l’Azawad (CMA). Ils n’ont qu’une autorité toute théorique et peinent à garder bonne figure.

Les groupes armés bénéficient aussi de la faiblesse des forces onusiennes et françaises et font prospérer les trafics en tous genres. A ceux-là, s’ajoutent encore les factions armées locales qui imposent leurs lois (ces dernières étant souvent étroitement liées aux premiers, quand il ne s’agit pas tout simplement des mêmes acteurs) et, surtout, les organisations djihadistes désormais alliées et qui ont ainsi accru leur potentiel de nuisance et leur efficacité logistique ; elles ont la main sur la plupart des groupes armés et factions, et Iyad Ag Ghaly, à la fois rebelle touareg et sabre de l’Islam, chapeaute l’ensemble.

D’année en année, depuis 2011, de mois en mois, la situation sécuritaire se dégrade dans le nord, et l’Azawad s’affirme de plus en plus comme l’épicentre du nouveau foyer mondial du djihad.

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Le Courrier du Maghreb et de l’Orient | 12.2017

MALI (et Mauritanie) – Reportage exclusif – Afrique de l’Ouest : une guerre à venir (2/2)

L’incapacité des autorités maliennes à reprendre le contrôle du nord n’est pas le seul défit sécuritaire auquel fait face le Mali. C’est tout le centre du pays qui est désormais en train de basculer dans le djihad, et des régions qui, début 2017 encore, étaient considérées comme sécurisées ont depuis lors été désertées par les représentants de l’État, mais aussi les forces onusiennes et françaises…

Le djihad aux portes de Bamako

Encore épargné il ya peu, le centre du Mali (la région de Mopti-Sévaré) est dorénavant en grande partie sous la coupe du mouvement djihadiste Ansar ed-Dine Macina.

À l’origine, ce mouvement insurrectionnel, le Front de Libération du Macina (FLM – en référence à l’empire théocratique musulman du Macina qui, au XIXème siècle, s’étendait dans la région centrale du Mali actuel), fondé en 2015 par le prédicateur islamiste Amadou Koufa, s’était présenté comme le défenseur des intérêts de la population peule : peuple d’éleveurs, régulièrement attaqués par des factions touarègues qui leur volent leur bétail, les Peuls souffrent aussi de la dérégulation du fleuve Niger, dont le débit est entravé par les barrages de retenue édifiés au Mali et en Guinée ; la conséquence en est la disparition des zones de pâturages de moins en moins irriguées. Or, de même que le gouvernement de Bamako a négligé le sort des populations du nord, en proie à un manque d’eau chronique, de même n’apporte-t-il que peu d’attention aux problématiques économiques rencontrées par les Peuls dont les conditions de vie se sont sensiblement dégradées durant les vingt dernières années.

Le FLM s’est cependant rapidement islamisé, sous l’influence de son leader, et s’est rallié au principal mouvement djihadiste malien, Ansar ed-Dine (« la Défense de la Religion », mouvement dirigé par Iyad Ag Ghaly et allié d’al-Qaeda au Maghreb islamqiue –AQMI), adoptant dès lors une nouvelle dénomination, Ansar ed-Dine Macina (aussi appelé Katiba Macina : « la Brigade du Macina »).

Amadou Koufa, en effet, n’avait jamais caché son appartenance au courant salafiste de l’Islam. Ce maître coranique a commencé par enseigner la lecture du Coran aux enfants à Konna, dans la région de Mopti-Sévaré, dans les années 1980. Dès le début de sa « carrière », il apparaît comme un homme très pieux, qui n’exploite pas ses élèves ; il se contente d’une aumône de leur part et vit très simplement. Sa réputation d’homme de Dieu se répand, et son influence augmente, lorsqu’il commence à dénoncer les imams et marabouts qui font profession de la religion pour s’enrichir au détriment des villageois ; il critique par ailleurs vivement tous ceux qui, s’affirmant « musulmans », ne respectent pas les préceptes de l’Islam.

Amadou Koufa s’attire ainsi la sympathie des masses de paysans pauvres et de certains religieux qui adhèrent à sa vision rigoriste de l’Islam. Après que le président malien Moussa Traoré a imposé sa dictature (1985-1991), les prédicateurs trop hostiles au régime sont muselés ; c’est le cas d’Amadou Koufa, qui prêche en faveur de l’instauration d’une république islamique au Mali, seul option politique, selon lui, que peut souhaiter un Musulman. Mais, lorsque l’insurrection touarégo-islamiste éclate en 2011, il y voit l’occasion de prendre sa revanche sur le gouvernement et la promesse de l’avènement du Califat au Mali.

Ainsi, Ansar ed-Dine Macina va progressivement prendre le contrôle de vastes zones du centre du Mali, tant au nord du Niger –et principalement à Diafarabe (région de Mopti), fief historique du mouvement d’Amadou Koufa- qu’au sud, où les villages majoritairement peuls ont rallié sa cause : Amadou Koufa et ses hommes assurent la sécurité des éleveurs peuls en transhumance.

Avec l’aide de contacts locaux, j’ai traversé les territoires peuls qui séparent Ségou de Mopti-Sévaré, les deux principales agglomérations du centre du Mali. Sur leurs conseils, j’ai dissimulé mon identité occidentale sous un chèche, le traditionnel turban porté par les Touaregs et certains groupes ethniques du centre-malien ; une coiffe-vêtement qui couvre tout le visage et ne laisse apparaître que les yeux, le moyen le plus adéquat de ne pas attirer l’attention. Au-delà de la petite ville de San, on entre en plein dans les zones peules ; la gendarmerie et l’armée maliennes en sont totalement absentes, et les check-points et postes de police ont été abandonnés par les autorités.

L’administration onusienne elle-même, qui avait réussi, jusqu’il y a peu, à rétablir l’État de droit dans la région de Mopti-Sévaré, a été contrainte de se replier sur Sévaré (où est basée la MINUSMA) et ne s’aventure même plus dans les villages alentours.

– Il y a quelques mois, nous envoyions des magistrats dans toute la région, pour rendre la justice, m’explique un fonctionnaire des Nations unies avec lequel j’ai rendez-vous dans le camp fortifié de la MINUSMA à Sévaré. Et on assistait un peu partout les autorités maliennes qui se réinstallaient progressivement. On avançait bien en besogne ; c’était très encourageant. Mais, depuis lors, tout a changé. Ansar ed-Dine s’est implanté ici avec une rapidité déconcertante… Quand vous parlez avec les habitants, ils vous disent qu’ils ne sont pas d’accord avec les djihadistes. Mais, en réalité, Ansar ed-Dine a des supporteurs dans toutes les couches de la population. On a donc dû se replier très vite sur le camp ; et 250 casques-bleus sénégalais ont été envoyés en renfort pour nous protéger… On en attend encore 500 ; on est en train de construire un nouveau camp pour les accueillir.

– Vous vivez donc désormais dans le camp ? A mon dernier passage, il y a à peu près un an, Sévaré était assez-bien sécurisé pourtant… Mêmes les Occidentaux vivaient dans des appartements en ville…

– C’est terminé, tout ça… Aujourd’hui, ce n’est plus possible ; le danger est trop grand. On est tous logés dans le camp. Mais, bien sûr, il n’y a pas assez de place… Moi, ça fait des semaines que je dors dans mon bureau, ici, par terre… Et je me lave là, avec ce petit lavabo… Mais ça ne peut pas durer… Ils sont aussi en train de construire une extension au camp. Mais on a peur, surtout après ce qui s’est passé à Tombouctou le 14 août. En plus, ici, le camp est très mal protégé : vous avez vu, en entrant, la porte de fer ? Elle est fermée par une chaîne, une simple petite chaîne… Si un camion-bélier bourré d’explosifs fonce dessus, il entre sans difficulté jusqu’au milieu des installations, et on est tous morts.

– Et les autorités maliennes, dans la région ?

– Même le gouverneur de Mopti, il ne passe plus la nuit en ville dans son palais. Pourtant, un détachement de la Garde nationale est cantonné juste à côté du gouvernorat. Mais les soldats ont eux-mêmes très peur et ils ne sortent pas la nuit ; ils se barricadent dans leur caserne. La nuit, des pick-up sillonnent Mopti, avec à leur bord les hommes d’Amadou Koufa : ils sont déjà chez eux, et ils pourraient entrer dans Mopti quand ils voudraient.

En fait, la ville est pour ainsi dire en état de siège. Toutes les routes au nord de Mopti sont contrôlées par le Macina. Le Niger est devenu la frontière entre le Mali et le Macina, et il est certain que l’objectif d’Amadou Koufa est de prendre la ville. L’étau se resserre.

Une situation de plus en plus évidente et admirablement résumée par un notable de Mopti, avec lequel je me suis entretenu, le temps de partager une bière avec ce dernier, dans le jardin complètement désert de l’hôtel Kanaga qui se dresse sur la rive méridionale du Niger, le plus prestigieux établissement de la ville, aujourd’hui vide de tout client :

– La rébellion d’Amadou Koufa, elle pourrait être vidée de toute sa substance, et de tous ses combattants… Si seulement l’État déployait –et pour peu de frais- un programme de développement des activités économiques existantes.

En relançant l’agriculture et l’élevage, des activités licites qui permettraient aux régions du centre d’accéder à des conditions de vie satisfaisantes, Bamako enlèverait un argument de poids aux djihadistes, qui dénoncent aussi la corruption du gouvernement et la misère de la population.

– Mais ce n’est pas ce qui semble prévu ; et, en attendant, Amadou Koufa avance, lui. La Charia est devenu le nouveau repère, à la place de la constitution ; et c’est très bien accepté.

C’est bien simple, m’a-t-il lancé pour conclure notre entretient, le sourire en coin. D’ici, tu peux te rendre dans le Califat pour 50 francs (50 francs CFA, soit environ 0,08 euro).

– C’est-à-dire ?, lui ai-je demandé, ne comprenant pas où il voulait en venir…

– C’est le prix du passage : 50 francs ! C’est ce que coûte la traversée du Niger, avec le bac.

Des Islam soufi, animiste ou de pacotille… pour contrer le salafisme

Phénomène intéressant, que je constate un peu partout dans le centre du Mali, l’islamisme commence à gagner les esprits… et les cœurs.

Depuis que les djihadistes d’Al-Qaeda, d’Ansar ed-Dine, du MUJAO, etc., fraient dans le pays, beaucoup de Musulmans maliens s’interrogent… et commencent à s’intéresser au Coran.

Jusque là, ils connaissaient l’Islam à travers les prêches de l’imam de la mosquée du quartier ; ou bien ils s’adressaient au marabout du coin pour faire protéger la maison par une ou l’autre incantation ou se garantir d’engendrer un fils…

Depuis que les « islamistes » ont commencé à prêcher et à dénoncer les pratiques impies, nombre de citoyens se sont demandé si ce qu’affirment les « terroristes » est vrai ou non… et nombreux sont ceux qui se sont (enfin) décidés à lire le Coran.

– Nos imams sont des ignorants profiteurs qui ne savent rien du Coran, et les marabouts s’engraissent sur l’ignorance des pauvres qui leur font confiance !, m’a lancé un habitant de Ségou. J’ai découvert que tout ce que les djihadistes disent est dans le Coran ! Ce sont eux, les vrais Musulmans ! Pas nous !

Et, en effet, la réalité du « clergé » local n’est pas reluisante…

À ma demande, une réunion s’improvise, dans la mosquée d’un quartier populaire de Ségou, avec quelques imams : nous évoquons la situation religieuse et politique au Mali ; je joue le rôle de l’avocat du Diable, défendant la lecture salafiste du Coran, face à ces religieux soufis (le soufisme est le courant de loin le plus répandu à Ségou).

À ma grande surprise, l’entretien ne durera que quelques minutes : immédiatement, je me rends compte que mes interlocuteurs connaissent mal le Coran, et qu’ils ignorent presque tout des Hadiths (témoignages qui rapportent les faits et gestes du prophète Mohamed et qui, avec les préceptes coraniques, constituent la Sunna, à laquelle est sensé se conformer tout Musulman).

Lorsque je leur récite les versets du Coran sur lesquels les islamistes s’appuient pour fonder leurs pratiques, mes braves hôtes se regardent, interdits, et affirment que ce n’est pas « exactement » ce qui est écrit dans le Livre, sans être cependant capables de citer les versets « exacts », ni même d’en retrouver les occurrences dans l’exemplaire du Coran qu’ils agitent pourtant « doctement » entre leurs mains…

Ils bredouillent dès lors quelques citations tronquées et incomplètes, qui correspondent certes à leur vision de l’Islam, mais pas au texte sacré. De même, lorsque je leur raconte le contenu de certains Hadiths, rapportant comment leur prophète a coupé les mains et les pieds des voleurs, obligé les femmes à se voiler intégralement, mené des guerres et exécuté des prisonniers… toutes pratiques qu’ils reprochent aux djihadistes… leurs yeux s’écarquillent et, après un moment d’hésitation, c’est l’énervement qui fait place à la manifestation de leur ignorance.

– Inutile de  rester ici, me souffle à l’oreille l’ami qui m’accompagne. Ça va mal finir.

Nous nous levons donc, saluons et regagnons l’hôtel de l’Esplanade.

« Et voilà ! Tu as vu : c’est ça, nos imams ! », reprend mon ami. « Tu as vu comme ils sont gras ? C’est parce qu’ils apprennent par cœur quelques lignes du Coran, qu’ils te récitent en arabe sans rien y comprendre ; et puis, ils font les importants et donnent des conseils à tout le monde. Et les gens les nourrissent ; ils leur apportent du riz, des poulets… C’est pour cela qu’ils sont si gras ! », ajoute-t-il en s’esclaffant.

Ces gras imams dont la foi et la connaissance de l’Islam laissent à désirer ont toutefois des conséquences positives : leur soutient aux autorités maliennes et l’Islam soufi qu’ils professent, même plus mal que bien, tout en condamnant vertement les « excès » des salafistes dont la progression dans la région menace leur pitance, expliquent peut-être pourquoi la ville de Ségou constitue un îlot de résistance à la pénétration djihadiste dans le centre malien.

Cela dit, pour combien de temps encore ? Incapables de contre-argumenter face aux prédicateurs islamistes qui maîtrisent admirablement le Coran, cet Islam de pacotille perd chaque jour des points au sein d’une population musulmane dont le sentiment religieux en éveil tend de plus en plus à se laisser séduire par un Islam « plus sérieux » et des prêches « moins intéressés ».

La Mauritanie, « maillon-traître » du « G5-LOL »

Poursuivant mon reportage dans les zones objectivement sous contrôle du djihad, j’ai parcouru les régions frontalières qui séparent le Mali et la Mauritanie…

Le « G5-LOL » ; c’est ainsi que, dans les bistrots populaires de Bamako, on a rebaptisé le G5-Sahel : réunissant des unités militaires issues de cinq pays du Sahel, au sud du Sahara (Mauritanie, Mali, Niger, Burkina Faso et Tchad), le G5S, fondé en 2014 -mais resté quasiment lettre morte jusqu’à ce que la France d’Emmanuel Macron relançât le projet en juillet 2017-, a pour but de coordonner les efforts des États qui s’étendent sur cette vaste région dans leur lutte contre le terrorisme et les trafics en tous genres, et principalement le djihadisme qui sous-tend le péril sécuritaire dans ces territoires.

L’expansion spectaculaire des mouvements djihadistes au Sahel dépasse en effet le potentiel de réaction des États concernés par la menace, et a commencé d’inquiéter Paris, dont la force d’intervention (l’opération Barkhane) est elle aussi prise au piège du bourbier sahélien, au Mali plus particulièrement. Dès lors, le président Macron a enjoint les chefs d’États de l’ancien espace colonial français (où les intérêts économiques et géostratégiques de la France sont toujours déterminants) à réactiver le G5S, par la création d’une force armée commune qui comprend entre 3.000 et 4.000 hommes. Leur rôle est essentiellement de mener des opérations ciblées dans les régions où djihadistes et trafiquants sont particulièrement présents et d’assurer le contrôle des frontières par la mise en œuvre de patrouilles communes.

Toutefois, au grand dam du président français qui s’arrache les cheveux sur le dossier sahélien, les rivalités qui persistent entre les officiers des différentes nationalités représentées au sein du contingent ont d’emblée montré les limites de l’efficacité opérationnelle de la force commune ; et les premières missions de déploiement sur le terrain se sont soldées par des échecs répétés que le chef de la force, le général malien Didier Dacko, a résumé en termes de « problèmes de communication ».

Par ailleurs, même si, après de longues palabres et tergiversations, l’Union européenne, les États-Unis et (curieusement) les monarchies du Golfe persique, à l’appel d’Emmanuel Macron, ont mis la main à la poche et accepté de faire un petit geste en participant au financement de cette force commune, que les États impliqués n’ont en aucun cas les moyens de doter seuls, la totalité des fonds rassemblés reste très en deçà de la somme nécessaire à l’équipement des troupes engagées dans ce combat à grande échelle.

Mais, plus encore et surtout, c’est le double-jeu de la Mauritanie qui grève le fonctionnement du G5S.

Comme j’ai pu le constater lors de ce reportage, dans la zone frontalière entre la Mauritanie et le Mali, aussi bien les groupes armés rebelles (membres de la Coordination des Mouvements de l’Azawad –CMA) que les djihadistes d’Ansar ed-Dine franchissent librement la frontière mauritanienne et utilisent comme base-arrière les camps de réfugiés implantés sur le sol mauritanien, notamment dans la région de Nema.

Depuis que l’armée malienne, en 2012, a repris certaines positions dans le nord du Mali, en effet, et ce à la faveur de l’opération Barkhane et sous l’égide des forces françaises, une large partie de la population du nord, principalement touarègue et arabe (qui avait participé à la rébellion de 2011 et s’était à l’occasion associée aux djihadistes qui avaient emboîté le pas à l’insurrection), a trouvé refuge dans les États voisins, au Niger et en Mauritanie. Confrontées à la répression brutale menée par l’armée malienne et aux exactions nombreuses commises par les soldats maliens venus du sud et désireux de se venger des « peaux claires » (lors de leur marche vers le sud, le MNLA, le Mouvement national pour la Libération de l’Azawad, et les djihadistes d’Ansar ed-Dine avaient perpétré plusieurs massacres de militaires fidèles à Bamako, dont l’exécution d’une centaine de soldats à Aguelhoc, le 25 janvier 2012 ; Human Rights Watch avance le chiffre de 153 victimes, exécutées d’une balle dans la tête ou égorgées), Touaregs et Arabes ont quitté leurs foyers et demeurent depuis cinq ans entassés dans ces camps, en attendant que cessent les accusations portées contre eux et que s’estompe le risque d’emprisonnement ou de règlements de compte qu’ils pourraient encourir s’ils rentraient au Mali.

Fait remarquable, si le territoire malien se révèle peu sûr dès que l’on s’aventure au nord de Bamako (à l’exception de la ville de Ségou, où règne une relative sécurité), le territoire mauritanien est en revanche parfaitement sécurisé et aucun attentat ni enlèvement d’Occidental n’y a été commis depuis plusieurs années ; les personnels européens des différentes ONG qui y opèrent circulent ainsi sans risque dans cette zone mauritanienne frontalière pourtant très proche de régions maliennes contrôlées par al-Qaeda au Maghreb islamique (AQMI) et son allié Ansar ed-Dine.

Ce fut l’objet de mon enquête de part et d’autre de cette frontière qui forme un angle droit (héritage des découpages négociés au XIXème siècle par les puissances coloniales) et s’étire sur plus de 700 km, depuis le poste frontière de Gogui jusqu’au désert qui sépare la Mauritanie de la région de Tombouctou…

Les langues se sont fait prier avant de se délier ; mais, en Mauritanie, avec un peu d’habileté et en y mettant toutes les formes nécessaires, on parvient toujours, tôt ou tard, à tout acheter, si l’on a les poches bien fournies en ouguiyas.

Après plusieurs jours de pérégrination le long de la frontière malienne et à proximité des camps de réfugiés, le fin mot de l’histoire, qui a recoupé et par le fait confirmé mes soupçons fondés sur divers indices déjà rassemblés, m’a été donné à un check-point par un vieux sous-officier de gendarmerie qui, manifestement, était plus soucieux de préparer sa retraite que de contrôler mon véhicule.

Ainsi, tandis que ses subordonnés, après avoir longuement fouillé mes quelques bagages, s’affairaient à rédiger leur rapport, recopiant patiemment tous les détails qui figuraient sur mon passeport, le vieux m’a invité à partager le thé, trop heureux du « matabiche » que je lui avait glissé dans la main, pour le « remercier de son hospitalité », et peut-être plus encore de pouvoir faire la conversation après une interminable journée d’ennui à compter les vaches du village voisin qui traversent et retraversent la piste.

L’homme me parle dans un français assez correct ; c’est devenu chose rare en Mauritanie où les jeunes ont abandonné la langue des colonisateurs au profit de l’anglais :

– Tu peux aller partout sans aucune crainte, tant que tu restes en Mauritanie. Si tu passes la frontière, tu entres dans un pays en guerre. Au Mali, tu dois le comprendre et faire très attention à ça : c’est la guerre ! Les douaniers te feront signer la décharge : tu sais que tu quittes la Mauritanie et que tu risques ta vie en allant dans un pays où c’est la guerre. Ce fut le cas, en effet, quelques jours plus tard, lorsque je rentrai à Bamako : le document me fut présenté, avec beaucoup de solennité.

– Mais, en Mauritanie, alors… Aucun danger ?

– Non, aucun ! Crois-moi sur parole ! Tu es libre d’aller où tu veux ; il ne t’arrivera rien. Jamais !

– C’est bizarre… Parce qu’il pourrait y avoir des incursions depuis le Mali, dans la zone de la frontière… Si des islamistes décidaient de franchir la frontière, d’enlever un Occidental, puis de repasser au Mali… Ce serait facile. La frontière est très étendue ; chaque kilomètre ne peut quand même pas être surveillé par la gendarmerie mauritanienne…

– Non, bien sûr… Mais ce n’est pas ça… Le gouvernement a un accord avec AQMI et Ansar ed-Dine. Tu vois : eux, ils ne font pas d’attaques chez nous ; et, nous, on ne les embête pas. Ils peuvent aller et venir, mais ils doivent laisser leurs armes au Mali. Nous, on a ordre de ne pas les arrêter. À la frontière, on contrôle juste qu’ils n’aient pas d’armes. Et parfois, même s’ils en ont… Ils peuvent passer quand même. Mais ils doivent se comporter correctement dans notre pays.

– Et il n’y a jamais eu d’incidents ? Jamais aucun groupe n’a commis d’attentat contre des Occidentaux en Mauritanie ?

– Jamais ! Le jour où ils feraient ça, c’est fini pour eux. Ils n’auront plus aucun endroit où se réfugier. Et l’armée mauritanienne va leur courir après. L’armée mauritanienne, ce n’est pas l’armée malienne : le jour où on leur courra après, ils seront foutus.

– Et leurs armes… Où les laissent-ils lorsqu’ils entrent en Mauritanie ?

– À la frontière… À l’est… Il y a des forêts… C’est là qu’ils les cachent. Puis, ils viennent se reposer et se ravitailler à Néma, dans les camps… Après, ils repartent ; ils reprennent leurs armes, et ils font ce qu’ils doivent faire. Et ils reviennent ensuite.

– Donc, la Mauritanie aide des « terroristes » ?

Le vieux m’a regardé dans les yeux ; et, après avoir passé, l’air malicieux, deux doigts sur ses lèvres qu’il pinçait en signe de mutisme, il se mit à rire aux éclats.

La réalité de la situation est connue, en Mauritanie, mais aussi au Mali, où les agents des douanes ne se font pas prier, eux, et n’ont pas besoin d’être payés pour la dénoncer :

– Tout le monde sait ça ! Les (douaniers) mauritaniens, ils ne pensent qu’à se faire de l’argent, et ils protègent les terroristes !, me déclare sans ambages un officier du poste de Gogui. Parfois, on doit travailler avec eux ; c’est comme ça, avec les nouveaux accords. Mais ils ne partagent jamais les informations.

Ce jour-là, les douaniers mauritaniens avaient fermé la frontière. « C’est le temps de la pose-déjeuner. », m’a expliqué l’un d’eux sur un ton très sérieux. «  La frontière n’ouvre qu’à cinq heures. »

On peut bien évidemment passer la barrière, mais en gratifiant le responsable d’un substantiel matabiche. Aussi, la plupart des routiers attendent ; aujourd’hui, ce n’est pas dans leurs moyens. Tout ce petit monde se retrouve donc dans les boui-bouis qui bordent la route pour y avaler quelques boulettes de riz et du poulet qui mijote dans de grandes marmites posées sur des feux de bois, à même le bas-côté de la chaussée. On engage la conversation en payant quelques bières fraîches que des commerçants avides vendent dix fois leur prix en se frottant les mains (les agents des douanes prélèvent « leur part » ; c’est tout un système…).

– C’est souvent comme ça ?

– Très souvent. Ils font leur business, me répond un chauffeur de poids-lourd qui s’en retourne à Bamako. Quand tu viens dans ce sale pays, tu dois prévoir deux choses : du temps à perdre et de l’argent à perdre. Tu entres avec les poches pleines, tu ressors tout nu.

– C’est un pays très corrompu ?

– Très ! Ils sont tous comme ça. Ils viennent à toi avec le sourire, tu crois qu’ils veulent t’aider. Mais ils te dépouillent.

– J’ai entendu dire qu’ils s’arrangent aussi avec les rebelles et les djihadistes qui viennent du Mali se réfugier en Mauritanie…

– C’est vrai ! Ce sont des traîtres ! Ils aident les assassins du nord ! Je vais te raconter une histoire : il y a quelques semaines, moi j’étais bloqué à la frontière. Des enturbannés (c’est souvent par ce terme que l’on désigne les « peaux claires » du nord, Arabes et Touaregs, à Bamako et dans le sud du Mali) avec des kalachnikovs sont arrivés dans trois pick-up. Moi, les Mauritaniens m’ont arrêté, ils m’ont fait sortir toutes les caisses du camion ; ils les ont toutes ouvertes. Eux, ils leur parlaient et ils rigolaient comme si c’étaient des frères, et ils riaient, ils se tapaient dans le dos et se saluaient. Je suis sûr que ce n’était pas la première fois qu’ils se voyaient ; ils se connaissaient. Tu vois, ils font ça, les Mauritaniens. C’est des Arabes ! Tu ne peux jamais leur faire confiance ! »

– Et les types ont pu passer la frontière ? Avec leurs kalachnikovs ?

– Oui, eux, ils n’ont pas eu de problème pour passer.

Enfin, la faiblesse du G5S, c’est aussi l’hostilité manifeste que l’Algérie voue à ce projet français.

Alger, en effet, ne supporte plus l’ingérence française à ses frontières. C’est pourquoi le gouvernement algérien avait appelé les pays du Sahel à la création d’un état-major commun dans le but de coordonner l’action antiterroriste indépendamment du déploiement français en Afrique saharienne.

Cette coordination militaire avait vu le jour en 2010, avec la participation du Mali, du Niger et de la Mauritanie, sous l’appellation de Comité d’état-major opérationnel conjoint (CEMOC), basé à Tamanrasset, dans le sud de l’Algérie, et placé de facto sous le contrôle de l’armée algérienne. Mais cette organisation fantôme n’a débouché sur rien : seuls quelques bâtiments préfabriqués ont été aménagés dans le désert, pour accueillir les officiers de coordination sans mission aucune à coordonner, car aucun contingent digne de ce nom n’a été mobilisé, ni aucune opération menée concrètement.

Ainsi, plusieurs années après la création du CEMOC, il s’avère qu’il s’agissait surtout dans l’intention d’Alger d’une opération à caractère plus politique que militaire, dont le but presqu’avoué était de détacher les pays du Sahel de l’influence française… Ce qui, semble-t-il, n’a pas plaidé, du point de vue de Paris, en faveur de l’intégration de l’Algérie au projet du G5 Sahel ; le G5S par le biais duquel, selon d’aucuns, Paris aurait également pour objectif de ramener les États du Sahel dans son camp et de les soustraire définitivement aux velléités algériennes.

Or, le fait est que le G5 Sahel ne peut se passer d’une coopération avec l’Algérie, d’où sont originaires, d’ailleurs, une partie des djihadistes qui contrôlent des milliers de kilomètres de frontières avec la Mauritanie, le Mali, le Niger et la Libye.

Début novembre, la première opération de la force a mis à nu des failles. De fait, le Tchad et la Mauritanie n’ont pas participé à cette première opération, baptisée « Hawbi », qui a consisté à organiser des patrouilles communes dans les zones désertées par les États, dans le Liptako-Gourma.

Peut-être la réponse armée une nouvelle fois proposée par Paris et le G5S n’est-elle pas la solution la plus adéquate aux problématiques qui déstabilisent régulièrement et depuis longtemps déjà la région du Sahel.

Une politique de développement économique détacherait sans aucun doute des mouvements djihadistes et des factions criminelles les populations en voie de paupérisation accrue.

Mais le G5 Sahel n’a identifié pour le moment que deux menaces, à savoir les groupes armés terroristes et la criminalité organisée. Ce qui conduit à une mise en avant de la solution militaire, au détriment du développement pourtant inscrit depuis 2014 dans les objectifs du G5 Sahel.

L’esclavage, un non-dit culturel

Pour terminer ce long périple à travers le Mali et la Mauritanie, je me rends à Nioro du Sahel, dans le but d’y rencontrer le maître de la région, auquel on prête une immense influence. Peut-être pourra-t-il assurer ma protection et, à tout le moins, me donner quelques informations sur le développement de la crise sécuritaire dans cette région la plus occidentale du Mali.

Mais l’homme est très âgé, malade, et ce sont ses fils gèrent son « charisme » ; c’est dorénavant un business, et les naïfs qui se pressent à Nioro pour y rencontrer le chérif se font délester de quelques liasses de francs CFA, en échange d’une bénédiction ou d’un porte-clefs, d’un stylobille… sur lequel le chérif a posé la main, et, objet devenu « magique », qui est sensé leur assurer bonne santé et prospérité dans leurs affaires.

Le chérif possède ainsi les trois-quarts des commerces de la ville ; et la plupart des habitants lui mangent dans la main… Mais j’en trouve tout de même quelques-uns qui m’expliquent que je ne pourrai rien en tirer : « Il est lui-même en cheville avec les djihadistes et les trafiquants », m’affirme un fonctionnaire originaire d’une autre région du Mali. « Il partage le gâteau avec eux ! C’est comme ça qu’il a récemment fait libérer un otage Sud-africain… »

Et de fait, le chérif est un personnage important à Nioro ; une importance qu’il cultive : il n’est pas aisé de le rencontrer, même pour le seul reporter européen venu l’interviewer depuis longtemps. C’est ainsi que j’ai poireauté plusieurs jours, hébergé sous la tente d’un commerçant arabe, dans son campement, installé à la porte du chérif.

L’occasion pour moi de me rappeler ce mode de vie ancestral, et la hiérarchie qui prévaut au sein de la vaste « famille » qui s’active en permanence autour du chef « peau claire », couvert de salamalecs par ses « serviteurs » noirs.

Ce sont en effet les descendants des familles d’esclaves qui, depuis des générations, vivent en marge de la caste dominante, essentiellement arabe et touarègue. Des hommes, des femmes et des enfants, qui accomplissent toutes les tâches dans le campement, préparent le feu, cuisinent, soignent les animaux, se rendent au marché… Sous la supervision du maître. Ils sont libres, mais ils n’ont aucune éducation et ne sauraient où aller ni comment survivre s’il leur venait d’imaginer quitter un jour cette « famille ».

Une forme de servitude traditionnelle, qu’on rencontre un peu partout dans le nord également, et qui persiste dans le Sahel, inexorablement. Autre facteur encore de division entre deux cultures, « sudiste » et « nordiste », qui rendent le Mali irréconciliable.

*        *        *

À Bamako, on a bien des chats à fouetter ; et la crise économique importe plus au gouvernement, à la veille de l’échéance électorale présidentielle, que tous les problèmes du Sahel réunis. La pauvreté est en effet en plein essor dans la capitale malienne, où la majorité des gens n’ont pas l’eau courante et où, sur 19 millions d’habitants, 800.000 seulement ont l’électricité.

La délinquance, les vols, la violence urbaine explosent, sans que l’État puisse enrayer le processus ; et les lynchages publics aussi se multiplient. « L’article 320 » est désormais la règle : 300 francs CFA pour deux litres d’essence et 20, pour la boîte d’allumettes. Toutes les semaines, plusieurs voleurs sont brûlés vifs par la foule en colère. Surtout les voleurs de mobylettes. Quand un voleur est repéré, quelqu’un crie : « Voleur de mobylettes ! » ; la foule s’en saisit, et il « passe au charbon ». Parce qu’à Bamako, tout le monde roule en mobylette. Et la foule s’attroupe, pour faire des vidéos, avec les téléphones portables… C’est un nouveau phénomène : les gens font la justice eux-mêmes ; ils n’ont plus confiance dans le gouvernement…

Six ans après l’insurrection touarègue et l’islamisation de la rébellion qui a déstabilisé le Mali, ni l’opération Serval, ni l’opération Barkhane, ni le déploiement coûteux de la MINUSMA n’ont eu gain de cause face aux réalités politiques, culturelles et religieuses qui minent le pays depuis l’indépendance.

Bien au contraire, les forces françaises et onusiennes sont de plus en plus critiquées par les populations du Mali, tandis que l’immiscion des salafistes dans le tissu social ne cesse de progresser au détriment d’un Islam « soft » qui perd régulièrement du terrain dans les esprits.

Une situation dont le Mali est l’épicentre, mais qui se généralise peu à peu à tout le Sahel.

Le Sahel où s’annonce la prochaine guerre à venir.

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