L’image des « harragas » dans les reportages de la Nationale 1 : Etude de cas
Un reportage télévisé intitulé: Lampedusa : L’embarcation catastrophe.
“لامبيدوزا: المركب الكارثة”
Fiche technique
Titre: Lampedusa : l’embarcation catastrophe
Genre : Reportage télévisé
Durée : 44 mn
Date de diffusion : le 18/09/2012
Auteur-Réalisateur : Taha Ejjmaii
Reportage : Taha Ejjmaii et Kais Hmani
Son : Marwa Khlifi
Montage : Khouloud Barguaoui
Images : Riadh Houam – Moufid Zouagui
Production : Tn media
I- Présentation du cadre de la diffusion du reportage
Depuis la révolution du 14 janvier 2011 en Tunisie, de nombreuses personnes ont pris la voie de l’exil en destination de l’île italienne Lampedusa, principale porte d’entrée en Europe. Sans passeport, ni valise, les jeunes tunisiens frustrés des conditions de vie indécentes, de la pauvreté, de l’instabilité politique, de l’absence de sécurité et du manque de perspectives à court terme, empruntent clandestinement la voie maritime pour gagner l’Europe, terre de leurs rêves, même si cela peut signifier la prison, ou plus pire, la mort au large de la méditerranée…
Dans un contexte marqué par une instabilité politique et sécuritaire, une crise économique avec un nombre de demandeurs d’emploi qui a atteint, après la révolution, 700.000 personnes (1) dont s’ajoute prés de 40.000 travailleurs tunisiens retournés de la Libye (2), et un taux de chômage de 18% (3), L’émigration clandestine devient alors la solution. Selon le Forum Tunisiens des Droits Economiques et Sociaux, le nombre des Tunisiens ayant émigré vers l’Italie après le 14 janvier 2011 approche les 40.000 personnes. Selon Abderrahman Hedhili, président de l’FTDES, lors d’une conférence de presse intitulée « migrations et disparues » tenue le 31 octobre 2013, « 25% des « harragas » sont des élèves c.à.d des mineurs, ce qui représente un nouveau phénomène. Cette réalité est confirmée par le ministère de l’éducation qui déclare que le nombre des élèves qui ont quitté volontairement les institutions scolaires est de l’ordre de 108.000 ». Elle concerne, dans la majorité, des jeunes et même des enfants. Elle n’est plus masculine. En effet la part des femmes dans cette migration est de plus en plus progressive.
Selon Réseau Euro-méditerranéen des droits de l’Homme, avec « la désorganisation complète des services de sécurité, et un certain « relâchement » pour ne pas dire un abandon total, dans le contrôle des ports et la sécurité maritime. Les réseaux de passeurs ont mis à profit ce nouveau contexte et conduit – en l’espace de trois mois (de janvier à avril 2011) – des dizaines de milliers de jeunes tunisiens sur l’île de Lampedusa. Les régions de Zarzis, de Sfax, et du Cap Bon se sont transformés en plate-forme de départ pour les harragas » (4).
L’ampleur du phénomène et la gravité des accidents en mer ont attiré l’attention de la société civile et de l’opinion publique dont le Forum Tunisien pour les Droits Économiques et Sociaux qui a publié deux rapports, en 2012 et en 2013, concernant les migrants disparus en mer depuis 2011. Le FTDES affirme que : « Dans le contexte des révolutions, 64261 personnes avaient embarqué pour l’Europe depuis la Tunisie et la Libye. Environ 2000 d’entre elles sont mortes ou disparues dont 1000 Tunisiennes et Tunisiens. La gravité de cette situation a entraîné une très forte mobilisation des familles des morts et disparus, ainsi que des mouvements et organisations européennes et africaines qui défendent les droits des migrants dont le FTDES ». Dans le même contexte Mr Houcine Al Jaziri annonce le 28 novembre 2013 qu’Ilya plus de 3700 migrants tunisiens dans les prisons italiennes (5).
Le silence des autorités tunisiennes concernant la question de l’émigration clandestine a déclenché l’intérêt de l’opinion publique, de la société civile et des médias qui s’en préoccupent de plus en plus. Ma contribution consiste à analyser un reportage télévisé intitulé : « Lampedusa, l’embarcation catastrophe », diffusé par la chaine Nationale 1 le 18 septembre 2012, suite au naufrage, survenu le 6-7 septembre 2012, de l’embarcation qui transportait 136 «harragas» tunisiens parmi eux des femmes et des mineurs, qui, selon les témoignages des rescapés recueillis par les garde-côtes italiens, avaient embarqué au départ de la région de Sfax et en direction de Lampedusa, faisait naufrage près du l’îlot de Lampione. Cinquante six personnes avaient la chance d’être sauvées, 4 cadavres ont été repêchés mais près de 76 autres ont été portées disparues…
Qualifiée de pire tragédie de l’émigration irrégulière en Tunisie, le drame du 6 et 7 septembre 2012 a ravivé le débat sur la politique tunisienne en la matière….et a commencé à gagner du terrain dans le discours médiatique, principalement sur les chaines privées6, donnant ainsi une visibilité à ce phénomène et une mobilisation de la société civile et de l’opinion publique.
Tout de même, le phénomène de l’émigration irrégulière date depuis 1991 après la signature de la convention d’application des accords de Schengen établie en juin 1990, les regards dans le discours médiatique sur les chaînes publiques se fixent essentiellement sur l’émigration régulière. A l’encontre des chaînes de télévision privées, la chaîne nationale 1 ne s’est préoccupée de la question de l’émigration clandestine que récemment, comme si le sujet est désemparant. Il importe de rappeler que la Nationale 1 n’était pas pionnière en matière de la diffusion de programmes qui ont un rapport avec l’émigration clandestine même après la chute du régime de Ben Ali. Au moment où elle s’en est intéressée, son discours médiatique à propos est caractérisé par la simplification. Qu’il s’agisse de drames survenus au cours des tentatives de passage des frontières ou des statistiques sur les victimes et les disparus, ça dépend toujours des politiques de communications du gouvernement.
II- la logique du reportage
Le reportage est divisé en deux parties ; une première partie filmée à L’île de Lampedusa et une deuxième partie filmée entre Tunis et Sfax.
Le générique de début a dévoilé le dispositif global du reportage en suscitant des émotions chez le téléspectateur. Dès le début, on peut sentir le volume de la catastrophe à travers un fond sombre accompagné d’une sonorisation qui renvoie sur un drame, puis apparait le titre en Blanc sur Noir qui s’éclipse rapidement. Le premier plan dans ce reportage est constitué d’images qui montrent l’île de Lampedusa, terre de rêve des harragas, puis on aperçoit plusieurs embarcations de fortune empilées sur les côtes de l’île ce qui renvoie sur l’ampleur du nombre des « harragas » qui y sont arrivés, ça nous rappelle aussi des fosses communes dont les cadavres des « harragas » y sont enterrés. Ces images sont doublées de commentaire en voix-off : c’est le journaliste qui commente, accompagné d’une musique triste qui résume la situation. Dans cette séquence, Il y a un appel à l’observation à travers le mouvement de la caméra et le changement de grosseur du plan.
Puis, sur un plan moyen et un peu flou on aperçoit, à travers des barreaux, des images flottées de quelques « harragas » tunisiens qui s’accrochent au mur du centre de rétention. Ces images chargées de différents sens peuvent tirer vers l’imaginaire, le symbole, ou encore avoir un simple rôle d’illustration pour rehausser les émotions. Ce sont des images des jeunes qui avaient pris la mer pour bannir l’exclusion, la pauvreté et les persécutions. Ils avaient risqué leur vie à la recherche de la liberté. Après avoir réussi à passer le danger du naufrage au large de la méditerranée ils se noient sur la terre de leur rêve Lampedusa, dans des conditions inhumaines dans le centre des réfugiés, c’est l’image du fantasme et d’un avenir incertain qui attend ces « harragas».
Un autre plan montre le lieu du naufrage de l’embarcation qui est l’îlot de Lompione, toujours avec un commentaire en voix-off dont le journaliste se pose des questions sur la disparition des harragas et l’absence des débris de l’embarcation. Puis il récite les détails de l’accident. A travers des paysages sonores et visuels où le téléspectateur est emporté dans un univers dont chacun peut retrouver la quête du voyage sans retour. Dans cette séquence il y a un arrêt sur l’image de la mer qui représente le lieu du passage à l’autre rive de la méditerranée, mais aussi un lieu de la disparition des « harragas ». Ce qui attire l’attention à ce niveau c’est le terme « يقال » c.à.d « il est dit », prononcé par le narrateur pour réciter les événements. Ceci dit que le naufrage était entouré de mystère. Ce qui confirme ce mystère c’est l’absence de l’épave du bateau et des cadavres…
Ensuite, viennent les images de la délégation tunisienne qui a rendue visite à l’île de Lampedusa. Cette délégation est constituée de Mr Rafik Abdessalem le ministre de l’extérieur à l’époque, Mr Ahmed Nejib Chebbi, président de la haute instance politique du parti républicain, Mr Samir Ben Amor, premier conseiller à la présidence et président du CPR, Mr Mahmoud El May, membre de l’ANC, et Mr Khaled Ben Mbarek, premier conseiller du Président de la république.
Mr Ahmed Nejib Chebbi a pris la parole en premier lieu, et il a exprimé son intérêt et son soutien aux « harragas » qui ont étaient sauvés et il a appelé à régulariser leur situation vue tout le mal qu’ils ont vécu lors de cette traversée meurtrière. Mr Chebbi a rapporté l’incitation des « harragas » au non retour au pays d’origine (bien sûr ce refus n’est pas exprimé par les « harragas » eux-mêmes dans ce reportage, mais rapporté par les responsables tunisiens qui ont rendu visite au centre), ce qui explique le refus des nouvelles générations tunisiennes de se conformer à la politique de fermeture des frontières de l’Union Européenne. Les conditions d’une perpétuation de la « harqua » se trouvent renforcées non seulement par des conditions économiques et sociales insurmontables, mais aussi par des procédures migratoires très dures ajustées aux spécificités des pays d’accueil.(7)
D’un autre côté, Mr Chebbi a transmis un message d’unité nationale à travers son apparition avec des figures du parti au pouvoir. La présence d’une figure de l’opposition traduit et confirme que l’opinion publique se préoccupe de plus en plus des violations des droits de l’Homme dont sont victimes les migrants tunisiens sur l’île de Lampedusa. Mais la crise à laquelle sont confrontés les migrants ne suscite pas autant d’indignation de la part des autorités publiques….. Faits dénoncés par la société civile…
Ensuite la parole est donnée à Mr Samir Ben Amor, il parle en utilisant le possessif d’appropriation « je » pour « rassurer les familles » des harragas sauvés qu’ils se portent très bien…..Ici le mot « rassurer » prononcé par Mr Samir Ben Amor est, peut-être, mal placé car la situation dans un centre de rétention gorgé de migrants clandestins ça ne pourrait être qu’infernale et indécente. En effet, selon le rapport de l’OIM « Etat de la migration dans le monde 2011 » : « Compte tenu du nombre important de personnes et des capacités d’accueil devenant réduites, la situation est devenue inquiétante pour les migrants et demandeurs d’asile présents sur l’île de Lampedusa ». Il semble que les autorités italiennes, débordées par la somme des tâches qui leur incombent, ne parviennent plus à contenir la situation.
Après, Le journaliste à évoqué le sujet des passeurs qui ont guidé l’embarcation, en demandant à Mr Samir Ben Amor d’expliquer et de confirmer ou non le fait que ces derniers ont été expulsés en Sicile pour être jugés. Cette fois l’information ne vient pas des images, mais, vient d’un représentant de l’Etat confirmant les faits. La question qui se pose systématiquement ici est : Pourquoi eux ? Sont-ils des voix autorisées (porte-parole d’un parti politique?). Sont-ils venus pour polir leur image ou pour exprimer leur intérêt vis-à-vis de la question ? Fondamentalement la crédibilité d’une information dépend de celui qui l’émet. Situer la position de celui qui s’exprime compte donc beaucoup pour établir la valeur de l’information reçue.
Les autres intervenants dans ce reportage sont les proches des « harragas » qui résident légalement en Europe dont l’Italie, la France, la suisse…Ils sont venus à l’île de Lampedusa espérant trouver leurs proches parmi les sauvés. A l’encontre des familles des « harragas » qui sont en Tunisie, leur déplacement à Lampedusa semble être plus facile vue leur situation en tant qu’émigrés en statut légal en plus de leur aisance matérielle.
Les images des proches des « harragas » qui attendent longuement devant le centre de rétention dans l’espoir d’une réponse positive de la part des autorités italiennes, suscitent beaucoup d’émotions chez le téléspectateur qui peut observer nettement leur confusion et leur fluctuation entre espoir et angoisse. Ces images produisent une forme de lien social entre le téléspectateur, les migrants clandestins et les familles des victimes et disparus.
L’œilleton de la caméra qui est fixé sur les images des proches des « harragas » qui attendent devant le centre de rétention, renvoient sur des choses touchantes même si elles sont non dites.
Leur incapacité d’entrer dans le centre pour identifier leurs proches traduit l’indifférence des autorités italiennes vis-à-vis des familles des victimes et, plus globalement, ça reflète une politique européenne qui ignore le respect des droits fondamentaux des êtres humains ; ceci est marqué par l’inclémence des pays européens, notamment la France et l’Italie, au sort des victimes et des personnes disparues en mer ainsi que la mauvaise manipulation des rescapés dans les centres de rétentions des clandestins. Ceci s’oppose aux dispositions de l’article 68 du Code des Frontières Schengen qui insiste sur le fait de respecter la dignité humaine avant tout.
Ce qui ici m’a attiré l’attention c’est le comportement du journaliste avec une des proches des « harragas » qui se sont déplacés sur l’île de Lampedusa en venant des pays européens. Il semble être impliqué dans la répression des intervenants. Il a empêché à maintes fois une mère de l’un des rescapés, qui était incapable de voir son fils, même avec les papiers d’identité, de s’exprimer librement concernant les causes derrière la « harqua » de son fils (9). Il a aussi empêché cette femme de critiquer Mr Houcine El Jaziri, secrétaire d’Etat chargé de l’immigration auprès du ministre des Affaires sociales, pour son indifférence vis-à-vis de la situation des « harragas » lors de sa visite « très courte » et « formelle » au centre de rétention des migrants.(10)
Dans la partie filmée en Tunisie, le journaliste a rencontré plusieurs familles des migrants pour les interroger sur leurs enfants. A chaque fois, dans la structure du récit, un débrayage narratif s’opère (sous la forme d’un flash-back) au cours duquel chacun raconte les conditions que vivait son enfant avant l’embarquement et les moments d’attente, très difficiles, qui ont suivi le départ. Le récit du drame par les familles des « harragas » fut l’occasion aux téléspectateurs de prendre conscience des difficultés rencontrées par les émigrés lors de leur traversée meurtrière.
Ici, la parole est donnée aux familles des « harragas », pour les tirer de l’ombre dans laquelle on les écarte ou dans laquelle ils se réfugient. Ces familles s’adressent directement aux autorités publiques, afin de les mettre face à leur humanité ou ce qu’il en reste. Un message délivré aux politiciens qui ne doivent plus rester indifférent à la situation aussi précaire et misérable de ces familles qui a obligé leurs enfants de quitter leur pays. C’est l’image des jeunes qui prennent la mer pour s’édifier une vie décente et améliorer la situation invivable de leurs familles dont la mère ou le père vend tous qu’il possède pour lui payer le prix d’un voyage sans retour. Le récit des histoires des personnes portées disparues par leurs mères, laisse le téléspectateur concevoir l’image des jeunes qui prennent la mer par obligation parce qu’ils n’avaient pas le choix. Ils se lancent sur des embarcations de fortune au terme d’une traversée souvent incertaine face au refus agressif et répétitif de l’accord d’un visa pour entrer légalement aux pays européens.
Quelques familles seulement parmi les interviewées dans le reportage étaient survoltées concernant l’ambiguïté et le soupçon qui entourent l’accident dont leur enfants étaient victimes. Réclamant le rapatriement des dépouilles des victimes et l’identification de leurs enfants dont elles ignorent encore le sort. Ils culpabilisent les autorités tunisiennes d’être indifférentes et insouciants à l’égard du sort de leurs enfants. Les autres intervenants sont un peu calmes et convaincus du destin de leurs enfants. Leur ultime revendication c’est de recevoir une réponse finale et crédible, quelque soit sa nature. Le choix des interviewés dans le montage reflète l’image d’un discours médiatique manié par une politique de communication.
A travers ce reportage les familles transmettent un message de leurs enfants qui pensaient qu’il n’y a aucun espoir pour eux dans leur pays natal. Ils croyaient que dans une Tunisie post-révolutionnaire, les choses vont changer mais leur espoir n’a pas durer longtemps, ce qui les a obligé de prendre la mer en mettant en péril leur vie.
Plusieurs interviewés, parmi les familles des « harragas », disent que leurs enfants veulent reproduire le modèle des voisins qui ont réussi à traverser la mer et à franchir l’Europe et qu’ils ont réussi à changer leur vie.
Les familles des « harragas » étaient très fébriles en parlant de la patrouille des agents de la garde nationale qui, ayant vu l’embarcation en perdition, auraient continué leur route sans porter secours à ses passagers. Les familles des victimes affirment qu’éviter le naufrage aurait été possible si le navire de la garde nationale a empêché les « harragas » de continuer. Leurs voix s’élèvent pour exiger qu’ils soient poursuivis et punis pour non-assistance à personne en danger. Ils ont également demandé que l’Etat doit faire venir les 56 personnes rescapées pour les interroger devant leurs yeux sur la réalité de l’accident.
III- le reportage entre faits et fiction
Le fait que reportage n’a pas montré les images des « harragas » sauvés et détenus dans le centre de rétention de Lampedusa, même en compagnie d’une délégation officielle, veut dire que ce sont les autorités italiennes qui contrôlent la situation, et qu’elles ne veulent pas fixer les projecteurs sur les violations dont les migrants sont victimes dans cet endroit soupçonneux. La banalité de ce reportage donne un aperçu choquant d’un monde dont de nombreux acteurs préfèreraient cacher à l’opinion publique.
En fait, la réalité de ces centres c’est qu’ils « ne sont pour la plupart pas installés dans des locaux dédiés mais plutôt dans d’anciens établissements tels que des sanatoriums désaffectés, voire des assemblages de containers, qui ne conviennent en rien à assurer un hébergement digne des migrants. De nombreux problèmes d’assistance médicale ont été dénoncés par MSF dès 2004, ainsi que des situations de non-respect du droit d’asile, pointés par Amnesty International dès 2005 dans un rapport intitulé « Présence temporaire, droits permanents » ».(11)
Les images qui ont pris une marge de temps importante dans le reportage, sont les celles de la délégation tunisienne ainsi que des responsables italiens notamment le maire de l’île de Lampedusa qui n’a cessé d’exprimer l’incapacité de gérer la situation devant l’arrivée des milliers de migrants clandestins, sans donner un avis favorable concernant la régularisation des situations des 56 personnes rescapées. Ceci nous renvoie sur les orientations politiques des autorités italiennes. Ici le téléspectateur peut percevoir que les « harragas » vivent dans une effroyable précarité et dans la coupable indifférence des politiciens.
Le mystère qui a entouré les circonstances du naufrage du 6 et 7 septembre 2012, ne permet pas d’établir la vérité à travers ce reportage. En effet, le silence et la réservation des autorités tunisiennes et italiennes concernant ce drame n’a pas permit aux téléspectateurs de reconstituer autant que possible les circonstances exactes des faits.
En fait c’est la politique de contrôle des frontières de l’Europe (Frontex, les radars maritimes, les caméras thermiques, et les patrouilles) qui participe aux drames survenus en mer. En effet, les migrants clandestins ne sont que des personnes « indésirables » qu’il faut refouler.
Les questions qui sont restées à l’ombre sans réponse
Plusieurs questions se sont posées, que ce soit par les familles des victimes, la société civile ou par l’opinion publique, auxquelles les autorités tunisiennes et italiennes n’ont pas répondue dans ce reportage :
– Est-il vrai que l’embarcation des « harragas» était croisée par un navire de la garde nationale tunisienne ? Si oui, que s’est-il passé lors de ce croisement ? Quelle a été la réaction des agents de la garde nationale ? Ont-ils averti les autorités italiennes qu’une embarcation tente de franchir ses eaux territoriales?
– Le bateau a t-il été détecté avant les appels de détresse par un hélicoptère ou un radar, tunisien ou européen ? Quelle a été alors la décision prise ? Quelle était la réaction des gardes-côtes italiens après avoir reçu des appels de détresse de la part des « harragas » ? Où sont les cadavres des naufragés et l’épave de l’embarcation ?
– Quelle réponse les autorités tunisiennes vont-ils donner aux familles des naufragés et des disparus ? Quelle est la position des autorités italiennes à l’égard de la régularisation de la situation des migrants rescapés ?
Le manque de transparence et la superficialité gagnent du terrain dans ce reportage. Il n’a pas parvenu à une couverture médiatique objective. Son objectif tend à se focaliser sur la politique au détriment des faits, les opinions des responsables, comme les partis politiques au pouvoir, sont appelées à être plus impliquées dans la question de la migration clandestine.
Durant presque les deux décennies précédentes, Le sujet des harragas était quasi-absent. Toutefois, l’accident du 6 septembre 2012 signe le premier pas de familiarité des Tunisiens avec les réalités sociales de l’émigration clandestine.
Le journaliste aurait dû multiplier les témoignages pour essayer de reconstituer la réalité. Car le rôle du journaliste est de préciser le point de vue de chacun des témoins et la distance qui les sépare de l’événement dont ils parlent.
Ce qui est connu dans un reportage c’est que l’image répond bien aux questions : Où ? Qui ? Quoi ? C’est à dire le lieu, l’environnement, la situation, l’espace où se passe l’évènement ainsi que les personnes concernées par l’évènement. Mais dans notre reportage on n’a pas vu ces personnes concernés qui sont les « harragas ». On remarque aussi l’absence des experts qui donnent une évaluation objective. Ils peuvent développer une analyse ou un jugement fondé sur leur savoir et ce qu’ils connaissent de l’événement sans leur demander leurs sentiments, leurs impressions ou des prédictions.
Enfin, le système sécuritaire européen n’a été aucunement remis en question dans ce reportage. En présence de la garde des finances italiennes, de Frontex, des radars fixes et mobiles, des systèmes satellites et, pour l’année 2011, des forces de l’OTAN, des milliers de personnes sont mortes et disparues depuis 2011 jusqu’à nos jours. Il semble par ailleurs que les autorités officielles soient impliquées dans un certain nombre de ces tragédies vue qu’ils n’ont pas porté assistance aux bateaux en détresse en mer, faits indignes des pays développés et modernes qui se vantent d’être des pays qui respectent les droits de l’Homme.
Les passeurs qui ont guidé l’embarcation n’ont pas presque été évoqués dans ce reportage, à l’exception d’une seule information sur leur nobre (deux personnes) et le faut qu’ils ont été expulsés à l’île de Sicile pour être juger. Ces nouveaux trafiquants sans foi ni loi n’hésitent pas à s’enrichir sur le sang des personnes défavorisés comme les « harragas ».
Concernant le sujet des passeurs certains militants associatifs font assumer au gouvernement tunisien la responsabilité des drames en mer « à cause de l’échec de la politique de développement et du laxisme envers les réseaux de passeurs ».(12)
Enfin, le reportage est fini sur une image flou de la mer tout comme le sort des « harragas » qui reste un mystère, Il est fini également sans réponses, ni promesse de régularisation de la situation des 56 personnes sauvées……
IV. Conclusion :
Le drame du 6 septembre 2012 n’est pas l’aboutissement de la fatalité. Il n’est dû ni aux passeurs malsains, ni aux autorités tunisiennes indifférentes. Les disparus de Lampedusa, comme ceux d’hier et de demain, sont les victimes d’une Europe impénétrable à travers un système sécuritaire, qui a renoncé aux valeurs qu’elle prétend défendre. Une Europe qui tue ces clandestins « indésirables ».
Sur le plan réel, ni la société civile, ni le FTDES ne sont capables de donner une réponse claire et convaincante aux familles des victimes et disparus. Seuls le gouvernement Tunisien et son homologue Italien ont le pouvoir de révéler la réalité, quitte à ce qu’ils ont des intérêts communs à le faire.
Le naufrage des 6 et 7 septembre n’est malheureusement pas un cas isolé. Car presque 2 mois après ce drame, les événements du 9 novembre 2012 viennent confirmer que de nombreuses personnes continuent de disparaître devant les yeux du gouvernement tunisien et ceux des pays européens. Ainsi se cumulent les morts et les disparus sans donner une réponse claire aux familles sur le sort de leurs proches.
En effet « Le sort des Tunisiens ayant émigré clandestinement vers l’Italie au lendemain de la révolution reste à ce jour inconnu », a souligné, Mr Abderrahman Hedhili, président du forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES) le 31 octobre 2013, lors d’une conférence de presse. Il a ajouté, aussi que « depuis presque trois ans, aucune information n’est parvenue aux familles des disparus sur le destin de leurs enfants que ce soit de la part des gouvernements tunisiens qui se sont succédés ou de celle du gouvernement italien ». Les données sur les migrants noyés et les disparus en mer restent donc rares et fragmentaires. Le reportage n’a pas apporté de réponses convaincantes sur le sort des « harragas » disparus, mais suscite beaucoup de questions. Il reste flou sur les lieux, le temps et les circonstances. Le but, était de provoquer une réaction. Par ailleurs, à l’encontre de la banalité des reportages et des émissions, sur la question de l’émigration clandestine, qui sont diffusés sur la Nationale 1, on peut regarder sur d’autres chaînes des reportages et des documentaires qui lèvent le voile sur des réalités inédites à travers des récits inédits des personnes qui avaient entrepris la traversée dangereuse…
Dans le contexte de la responsabilité professionnelle des médias, Mr Hassan Boubakri, lors du projet : Sans papiers, sans clichés : mieux informer sur les migrations, qui s’est déroulé à Sfax du 24-28 juin 2013, a mis en relief l’importance d’avoir une opinion publique forte au sujet des questions migratoires, capable de comprendre les enjeux de frontières, de visa, de mobilité. Il a souligné qu’en ce sens, il serait intéressant que les journalistes tunisiens réfléchissent à se constituer en réseau pour gagner en crédibilité et mutualiser leurs efforts. Ainsi que promouvoir une couverture proactive des migrations, qui ne dépende ni des emballements médiatiques, ni des politiques de communication des gouvernements et des ONG, mais d’un véritable effort de recoupement de toutes les sources d’information.
Notes
1. Institut Nationale de la statistique (INS) Enquête national sur l’emploi, 2011.
2. « Migrations des Tunisiens en Libye : Dynamiques, défis et perspectives », Publication conjointe de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM Tunisie) et la Banque Africaine de Développement (BAD), février et octobre 2012, p 7.
3. Institut Nationale de la statistique (INS) Enquête national sur l’emploi, 2011.
4. Réseau Euro-méditerranéen des droits de l’Homme, Asile et migrations dans le Maghreb, fiche de renseignements : Tunisie. Copenhague – Décembre 2012, p7.
5: Intervention de Mr Houcine Aljaziri sur les ondes de la radio Shems Fm, le 28 novembre 2013.
6. Attounissia tv, Nessma tv, Hannibal tv.
7. Il est à rappeler que cette forme de migration est produite par la politique migratoire instaurée par les pays européens. En effet, Malgré les mesures sévères adoptées par la Tunisie (loi février 2004..) à fin de lutter contre l’émigration clandestine, les flux migratoires n’ont cessé de croître.
8. Article 6 : Traitement des vérifications aux frontières
- Les garde-frontières respectent pleinement la dignité humaine dans l’exercice de leurs fonctions. Toutes les mesures prises dans l’exercice de leurs fonctions sont proportionnées aux objectifs poursuivis.
- Lors des vérifications aux frontières, les garde-frontières n’exercent envers les personnes aucune discrimination fondée sur le sexe, la race ou l’origine ethnique, la religion ou les convictions, un handicap, l’âge ou l’orientation sexuelle.
Ainsi le paragraphe 7 de l’article 251dispose que : Les vérifications aux frontières devraient être effectuées de telle manière que la dignité humaine soit pleinement respectée. Le contrôle aux frontières devrait être effectué de façon professionnelle et respectueuse et être proportionné aux objectifs poursuivis.
9. D’après cette femme, son fils vit en Europe avec toute la famille et il est marié à une femme étrangère. Il était en Tunisie pour les vacances, et vue l’expiration de son passeport, il s’est adressé aux autorités tunisiennes pour le renouveler mais, en vains. Il était obligé de choisir la « harqua » pour rejoindre sa femme et sa famille en France.
10. Son fils lui a rapporté par téléphone que Mr Houcine Al Jaziri a rendue visite au centre de rétention et que sa visite était très courte et qu’il a manifesté une indifférence flagrante à l’égard des « harragas » et au lieu de les rassurer qu’il fera un effort pour la régularisation de leur situation, il leur a annoncé qu’ils seront expulsés en Tunisie ; ce qui a provoqué la colère des tunisiens dans le centre…
11. Revue de presse de janvier à juin 2012, Actualité italienne et internationale relative aux questions d’éloignement et d’enfermement des migrant(e)s en Italie. Migreurop, www.migreurop. [Consulté le, 25 novembre 2013]
12. Ben Khalifa Riadh, « L’émigration irrégulière en Tunisie après le 14 janvier 2011, Le problème des disparus : pouvoirs publics et Société civile », in hommes & migrations n°1303, pp 182-188.