15. Mai 2015 · Kommentare deaktiviert für Griechenland: Reportage Kos – Le Monde · Kategorien: Griechenland, Türkei · Tags: ,

“ J’ai enfin posé le pied sur le sol européen „

Sur la route de l’Europe 1/3 les migrants débarquent sur l’île grecque de Kos au terme d’un épuisant périple

Le jour se lève à peine sur l’île de Kos, située à cinq kilomètres à peine des côtes turques. Autour de l’étrange commissariat du port, en forme de petit château italien à tourelles, convergent en grappes éparses des dizaines de migrants arrivés tout au long de la nuit par bateau en divers points de l’île. La plupart s’installent aux alentours, se couchent sur les trottoirs ou sur les bancs publics pour se reposer.

Soudain, des cris de joie. Et un point sur la mer qui grandit, jusqu’à laisser deviner un zodiac surchargé. Sur la plage voisine, à 10 mètres à peine, l’émotion est forte parmi ceux arrivés depuis quelques heures et les jeunes hommes qui débarquent à peine, sourire aux lèvres, brandissant devant eux leur téléphone portable pour immortaliser la scène. “ J’étais en direct sur Skype pour partager avec ma mère et ma sœur restées en -Syrie ce moment où j’ai enfin posé le pied sur le sol européen „, explique quelques minutes plus tard Rédouane (les noms des témoins ont été changés).

Ce Syrien de 25  ans, habillé comme une star du rap, casquette vissée sur la tête et lunettes de marque cachant des yeux très fatigués, raconte les heures d’attente dans le noir côté turc, à Bodrum. “ Et puis d’un coup, dans l’affolement, il a fallu nous embarquer tous sur le bateau. „

Rédouane, par crainte que son embarcation ne chavire, avait négocié un passage à 20  personnes au maximum. Au final, ils seront 50. “ Mais à ce moment-là, tu ne peux rien dire, les gars du passeur sont menaçants. Heureusement, avant de partir, j’avais acheté pour 50  dollars – 44  euros – un gilet de sauvetage. “ Car, comme la plupart des Syriens ou Afghans qui se lancent sur la route de l’Europe, Rédouane ne sait pas nager et n’avait même jamais vu la mer. “ J’ai déposé les 1 500  dollars de mon passage chez un garant qui ne les versera au passeur que lorsque je lui aurai bien confirmé mon arrivée à Kos „, précise encore le jeune homme qui appelle justement le trafiquant – un Turc – avec sa carte Sim turque.

22 000 réfugiés depuis janvier“ Le Mohareb – passeur en arabe – nous a accompagnés jusqu’aux eaux territoriales grecques et ensuite il est descendu. Un complice l’attendait à jet-ski. Il nous a indiqué des lumières au loin en nous disant que c’était Kos. Avec nos GPS sur le téléphone, on a repéré le poste de police et on s’est dirigé droit dessus „, raconte un autre passager. Car tous le savent. Avant de pouvoir quitter l’île en ferry pour rejoindre Athènes, il leur faudra se faire enregistrer auprès de la police grecque.

Depuis la construction d’un mur le long de la frontière terrestre entre la Turquie et la Grèce au nord-est du pays, les îles de la mer Egée sont devenues les principaux points d’entrée de migrants. “ En tout, 22 031 personnes sont arrivées sur les îles entre le 1er  janvier et le 31  avril „, précise Ioannis Karageorgopoulos, le chef du département de sécurité et des opérations navales et patron des gardes-côtes grecs. “ C’est déjà la moitié du total de l’an dernier. „

Sur la seule île de Kos, de 150 à 300 migrants arrivent chaque nuit. “ Ce sont à 93  % des réfugiés potentiels en provenance de zones de guerre, dont 70  % de Syriens „, souligne Alexandros Kataropoulos, de l’ONG Médecins sans frontières (MSF) présente sur l’île depuis deux mois. “ Mais rien n’existe pour les accueillir et les héberger. „

Sur les grandes îles de Samos, Chios ou Lesbos, des centres de premier accueil (KEPY) ou de rétention existent. Des centres fermés sous surveillance policière où l’accès aux migrants est très encadré dans un environnement dur, mais avec au moins des lits, un budget pour deux repas par jour et un accès à un point d’eau. A Kos, rien de tout cela.

“ Il nous faut une journée complète de vingt-quatre  heures pour traiter les opérations de contrôlespour une centaine de personnes, explique Andonis Kidonakis, le chef de la sûreté chargé de l’identification des nouveaux arrivants. Nous avons à ce jour une liste d’attente de 750 personnes environ, ce qui veut dire qu’un nouvel arrivant doit attendre en moyenne dix jours avant de passer devant nous. „

Dans ce laps de temps, où manger, dormir, se laver ? Les plus riches prennent des chambres collectives dans les hôtels de première catégorie du port. Les autres étant réservés aux touristes qui, en ce début de saison, commencent à emplir l’île. Pour 25  euros la nuit, les hôtels Eleni ou Oscar sont devenus le point de ralliement des Syriens, Afghans ou Africains aisés.

Pour les autres, la seule solution était de dormir dehors, dans un campement de fortune, dans l’enceinte des autorités portuaires. “ Devant l’urgence de la situation et le maire refusant de mettre à disposition un bâtiment, nous avons décidé de rénover un vieil hôtel fermé depuis vingt-cinq ans. Nous avons dû tout refaire avec des bénévoles „, se souvient Andonis Kidonakis. Le “ Captain Elias “ a ouvert ses portes à la mi-avril.

Depuis, en moyenne, quelque 200 personnes s’y entassent chaque jour. “ Les conditions d’hygiène sont très limites, mais c’est mieux que rien ! „, reconnaît M. Kidonakis. Le jour de notre arrivée à Kos, les toilettes sont bouchées et le hall d’entrée – où dorment, le soir, une cinquantaine de personnes à même le sol sur un simple bout de carton – baigne dans une odeur pestilentielle.

“ Blessures de guerre „A l’étage, chaque chambre héberge entre cinq et huit personnes. Les familles en priorité, qui tentent tant bien que mal de s’isoler de la multitude pour que les enfants ne tombent pas malades. Une obsession pour toutes les mamans que nous rencontrerons dans ce lieu de promiscuité infernale. Car l’accès aux centres de santé de l’île leur est interdit. “ Les grippes, angines ou gastro se propagent très rapidement. Nous voyons aussi beaucoup d’entorses à cause de la marche, mais aussi des blessures de guerre „, précise Alexandros Kataropoulos, de MSF, la seule ONG présente à Kos.

Dans l’une de ces chambres, Jumana, 36  ans, et son mari Ahmet au sourire lumineux semblent avoir réussi à protéger l’innocence de leurs cinq enfants par un humour et une douceur communicatifs. La petite Mawa, 10  ans, impertinente et frondeuse, traduit en anglais mes questions à ses parents et ne cesse de rire tout au long de notre entretien. Jumana raconte le voyage à pied de la frontière syrienne jusqu’à Istanbul, puis le bus jusqu’à Bodrum. La quête du passeur. “ Pour nous faire tous passer, nous avons payé 4 500  dollars, explique-t-elle.Tout au long de la traversée, j’ai chanté avec mes enfants à voix basse en priant Dieu de nous aider. „

Jeter sa famille dans les dangers de cette route incertaine vers l’Europe n’a pas été une décision facile pour Ahmet. “ Lorsque nous serons tous en sécurité en Allemagne, j’aurai accompli mon devoir, avoue-t-il. La liberté pour mes filles. Et des études. Revenir en Syrie n’est pas une option. Cette guerre ne s’arrêtera jamais. „ L’Allemagne, la Suède ou les Pays-Bas sont la destination finale de la plupart des gens que nous rencontrons.

Quelques heures plus tard ce jour-là, la famille reçoit le fameux sésame vers Athènes. Un avis de non-expulsion valable six mois les autorisant à prendre le soir même le ferry de nuit pour le Pirée. Nous les accompagnons au port où, perdues au milieu des touristes anglais ou allemands, les petites filles s’émerveillent de la taille du navire qui accoste. -Promesse est faite de se retrouver à Athènes.

De retour à l’hôtel, nous passons du temps au jardin avec les hommes qui jouent aux cartes ou échangent des informations pour la suite du voyage. Un avocat du Haut-Commissariat détaille aux réfugiés potentiels leurs droits en Grèce ; “ mais aucun d’entre eux ne pense déposer de demande d’asile en Grèce. La Grèce n’est qu’un point de passage et Kos une porte d’entrée „, souligne Maître Aggelos Kallinis.

Et soudain, un moment de grâce. Une dizaine de jeunes Syriens se mettent à chanter et danser. Leur unité, leur joie de vivre dans un lieu si peu humain nous attirent, Myrto Papadopoulos, la photographe qui m’accompagne, et moi. Saad, Jamid, Mohamed, -Alrhaman… des hommes jeunes, vivants, ingénieurs, docteurs ou avocats, et qui exorcisent en un long chant joyeux toutes les -difficultés de la dangereuse traversée en mer qu’ils viennent d’accomplir.

Nous venions, sans le comprendre encore, de rencontrer le groupe que nous allions suivre jusqu’à la frontière macédonienne quelques semaines plus tard et avec lequel nous allions vivre toute l’horreur de cette route des Balkans de l’Ouest, dans l’indifférence totale de l’Europe.

Adéa Guillot

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