Claire Rodier – Le Juteux marché des migrants
Publié le 4 juillet 2013 par Webmaster
450 milliards d’euros : c’est le chiffre d’affaires de la sécurité globale dans le monde. Claire Rodier, juriste, membre du Gisti, le groupe d’information et de soutien aux immigrés, et cofondatrice du réseau Migreurop, a consacré un ouvrage à la privatisation de la politique de migration*.
Vous parlez de 450 milliards d’euros pour la sécurité globale. Comment expliquez-vous une telle somme ?
Dans beaucoup de pays, les budgets de l’armée ont diminué et, du coup, de nombreux militaires ont été mis au chômage, comme aux États-Unis mais aussi dans pas mal de pays industrialisés. Ces gens-là ont été récupérés par le privé dans une espèce de « mercenarisation » de la sécurité. Ça s’est beaucoup vu au moment de la guerre en Irak, où on comptait moins de militaires que de mercenaires privés, qui étaient souvent d’anciens militaires recrutés par des sociétés privées. Ces multinationales au fonctionnement très opaque opèrent dans le monde entier et leur chiffre d’affaires augmente de 10 à 12 % chaque année.
Parmi elles, la G4S, qui emploie 650 000 salariés, est le deuxième plus gros employeur privé au monde. Comme d’autres, elle a depuis une dizaine d’années investi le marché de la surveillance des frontières, de la détention des migrants et des expulsions.
Le contrôle des migrants est un métier d’avenir ?
Absolument. C’est un marché florissant qui remplit les poches des professionnels de la sécurité : les gestionnaires des centres de détention des migrants, les gardes ou escortes de ceux qu’on expulse, la surveillance des frontières politiques mais aussi les remparts anti-immigration qui prolifèrent depuis la chute du mur de Berlin.
Selon vous, il y a 18 000 km de murs dans le monde, où sont-ils ?
Un peu partout. Le dernier est en train de se monter tout le long de la frontière entre Israël et l’Égypte. Il a pour but d’empêcher les Africains d’arriver en Israël. Juste derrière lui, en plein désert, un camp est également en train de se bâtir. Avec ses 11 000 places de rétention, il sera le plus grand du monde.
Y a-t-il d’autres murs en construction ?
Aux murs existants – entre le Mexique et les États-Unis, entre le Bangladesh et l’Inde, entre le Zimbabwe et le Mozambique –, la Grèce veut ajouter le sien. Depuis 2011, elle le construit sans l’appui de l’Europe qui le jugeait inutile. Il se trouve à la frontière turque, au passage du fleuve Evros, s’étend sur une douzaine de kilomètres. Le premier mur européen a été construit à Melilla – enclave espagnole au Maroc – en 1995 et s’est renforcé au fil des années jusqu’en 2007. Le mur grec a d’ailleurs repris le même modèle. Ce sont des rangées successives de grillages très denses, très hautes, dotées de murs basculants pour piéger les migrants. S’il n’est pas totalement infranchissable, ce mur a quand même énormément réduit les passages par le détroit de Gibraltar.
Combien d’immigrants tentent leur chance chaque année ?
En 2010, la Commission européenne estimait à 800 000 le nombre d’entrées irrégulières dans l’Union européenne. Le nombre de migrants a triplé depuis les années soixante et correspond à 3 % de la population mondiale.
Et le nombre de morts ?
De 1993 à 2010, on a dénombré entre 16 000 et 20 000 morts aux frontières de l’Europe. Et encore s’agit il des seules données enregistrées. Il y en a évidemment plus. Au moins les deux tiers se noient en Méditerranée. Sur ses rives, on retrouve régulièrement des cadavres. Mais beaucoup meurent dans les déserts, en Algérie, en Libye. Ceux-là ne sont pas recensés.
Les frontières sont devenues artificielles et mouvantes en quelque sorte.
On constate, en effet, une délocalisation des frontières. Aujourd’hui, la frontière sud de l’Europe, ce n’est plus l’Espagne et l’Italie, mais le sud du Maroc ou du Sénégal. Le contrôle se fait en amont des frontières physiques.
L’Europe commence donc à Bamako.
À Bamako, et dans toutes les capitales qui ont un aéroport international. Des officiers de liaison, c’est-à-dire des policiers européens, agissent aux côtés des policiers locaux. Les contrôles se dématérialisent grâce à la technologie. Elle permet d’en bloquer certains, mais aussi de reconnaître ceux qui ne posent aucun problème, des Occidentaux en général, et de leur faciliter le passage des frontières. À Roissy, des bornes prennent les empreintes digitales. Il suffit de vous faire reconnaître et grâce à cette banque de données de « personnes fiables », on vous laisse passer sans avoir à faire la queue. Le monde est divisé entre gens qui circulent et gens qui ne circulent pas. En gros, ceux qui viennent des pays riches, pour qui le passage est facilité, et ceux qui viennent des pays pauvres, pour qui le passage est bloqué. Ces deux processus sont simultanés.
Donc tout ça est un énorme business.
C’est « aussi » un énorme business. Mon propos n’est pas de dire que la seule raison pour laquelle il y a des contrôles migratoires, c’est de faire des affaires. Mais je pense que depuis dix ou douze ans, ce volet-là est en train de prendre une place de plus en plus importante. Alors qu’on sait qu’il est vain de penser qu’on peut fermer hermétiquement les frontières, sauf à concevoir le monde comme un vaste apartheid. Les responsables politiques qui décident de mettre en place des contrôles migratoires et qui proclament « l’immigration zéro » n’y croient pas eux-mêmes. Il y a d’autres intérêts et les intérêts financiers font partie d’un ensemble.
Et Frontex ?
C’est autre chose que la G4S. Frontex est une agence créée en 2004 par l’Union européenne (UE), financée par des budgets publics votés par le Parlement, et qui a pour mission la coordination des opérations de surveillance des frontières par les États membres. Frontex signifie « frontière extérieure » de l’UE, c’est-à-dire les frontières terrestres, par exemple la Pologne, maritimes, par exemple la Grèce, mais aussi tous les aéroports. L’agence fonctionne avec une flotte et des équipements humains fournis par les États membres de l’UE. En 2010, elle disposait de 26 hélicoptères, 22 avions légers, 113 navires. Elle aura des drones bientôt. Officiellement, son rôle est de coordonner les contrôles frontaliers et de les rendre plus efficaces. Mais petit à petit, elle a pris de nombreuses de prérogatives et organise elle-même des opérations. Sorte de petite armée pour cette guerre que mène l’Europe contre les migrants, Frontex fait l’objet de nombreuses critiques formulées par les ONG, et aussi par le Parlement européen qui a souligné l’opacité de son fonctionnement. On ne sait pas exactement jusqu’où va sa mission, ce qu’elle a le droit de faire, et qui est responsable en cas d’incident – et il s’en est produit. Jusqu’à présent, il n’ y a eu aucune condamnation, même aucune possibilité de déposer des plaintes, parce qu’on ne sait pas devant quel tribunal ça serait possible.
Quel est son budget ?
Son budget officiel s’élevait à 6,3 millions d’euros en 2005, il a été multiplié par quinze en sept ans. Au vu de ses activités, ce n’est d’ailleurs pas si énorme. Mais des sources annexes de financement s’y ajoutent. Combien ? Difficile à savoir, et on dirait que c’est fait pour. Une grande partie des activités du directeur de Frontex, qui est le même depuis la création de l’agence, consiste à faire l’interface entre les décideurs politiques et des entreprises privées, notamment des avionneurs et des boîtes spécialisées dans la technologie de pointe – radars, caméras sous-marines capables de repérer à distance les embarcations de migrants même très légères, même de nuit, même à 25 km… Parce que la sécurité est un « bien commun qui doit être partagé entre public et privé », aux dires d’un commissaire européen. En 2004, a été créé un groupe de travail qui réunissait des responsables politiques européens, des entreprises privées (comme EADS, Sagem, Siemens, etc.) et des agences comme Frontex, pour décider des orientations à donner aux politiques migratoires en fonction d’une analyse des risques liés notamment au développement du terrorisme international post-11 Septembre. Ce groupe, dit Groupe de personnalités, a défini un programme de recherche financé par l’UE pour la sécurisation des frontières. Une fois le programme de recherche défini et adopté par le Parlement européen, les mêmes entreprises ont demandé à être financées pour développer des matériels adaptés à ces nouveaux besoins – qu’elles avaient contribué à définir. Ensuite, elles ont vendu les matériels mis au point grâce aux fonds européens alloués à cette recherche. Frontex joue un rôle important de go-between dans ce scénario.
Comment sont effectuées ces analyses de risques ?
Des agents se rendent dans les endroits dits « sensibles » et définissent l’évolution des routes migratoires. Ils disent par exemple « avant, les Afghans prenaient telle route, maintenant, ils se déplacent à tel lieu, c’est ici qu’il faut faire une opération de sécurisation de la frontière ».
C’est de l’espionnage, en fait ?
C’est de l’espionnage civil, une mission d’intelligence, qui sert ensuite à orienter les politiques, à envoyer des avions, des hélicoptères, bientôt des drones au-dessus des îles grecques, le nouveau point de passage important de migrants, à commander du matériel, justement à EADS, Thalès, Dassault, etc. Les sociétés européennes sont assez bien placées sur le marché mais il y a une concurrence étrangère, notamment américaine et israélienne, très performante en matière de surveillance des frontières.
On a l’impression que ça ne pourra jamais s’arrêter.
Comme je suis à peu près sûre qu’il n’y a pas de réelle volonté d’empêcher les gens de passer les frontières, effectivement, il n’y a pas de raison que ce système s’arrête. Et puis à ce jeu où le chat tire d’énormes profits, il n’a pas intérêt à éliminer la souris.
La question de l’utilisation de la frontière comme mode de domination est clairement explicitée dans votre travail.
Depuis le début des années 2000, l’UE pratique, dans sa politique de voisinage, la sujétion de pays qui sont à sa frontière extérieure pour qu’ils collaborent à la surveillance de ses frontières. D’un côté, les pays européens perpétuent un rapport de domination avec les voisins de l’Europe. De l’autre, pour ces pays voisins, l‘immigration devient un levier de négociation, voire une source de revenus. Ce nouveau lien de subordination se décline aussi de façon bilatérale, Espagne-Sénégal, Italie-Libye… l’UE en use par exemple avec les pays des Balkans. En ce moment, on est en train de renvoyer des Kosovars en Serbie, des gens qui étaient venus en Europe dans les années 1990 au moment de la guerre, qui avaient obtenu l’asile en Allemagne et dans les pays du Nord notamment. En échange de la perspective de l’adhésion à l’Union, la Serbie accepte de récupérer ces gens qu’elle traite mal et qui se retrouvent ghettoïsés dans des camps – on appelle ça la « réadmission ». Ce négoce fonctionne avec à peu près tous les pays de la frontière. Jusqu’ici le Maroc, qui est devenu un pays d’immigration alors qu’avant, c’était juste un pays par lequel transitaient les Africains vers l’Espagne et le reste de l’Europe, a résisté à ce chantage à la réadmission, il a su faire monter les enchères. Comme l’UE a besoin de sa collaboration, il a ainsi pu accéder à un statut qu’on appelle « statut avancé » qui lui permet d’émarger à des budgets européens, notamment en matière commerciale. En échange, le Maroc a accepté de mettre ses flics à disposition de l’Europe pour empêcher les migrants de franchir ses frontières…
Quand vous déclarez qu’il n’y a pas de vraie volonté d’empêcher les gens de franchir les frontières, que voulez-vous dire exactement ?
Je dis que les migrants irréguliers sont très utiles dans toutes les sociétés industrialisées et que celles-ci ne veulent pas se priver de ce volant de main-d’œuvre dont elles ont besoin. Emmanuel Terray appelle cela la « délocalisation sur place » : on utilise de la main-d’œuvre sans papiers, peu exigeante, qui ne se syndique pas, qu’on peut payer 3 € de l’heure et qui est sur place.
Parce que l’immigration légale, non seulement elle ne coûte pas d’argent mais en plus elle en rapporte, alors quel est l’intérêt à part le fric ? Faire plaisir à Madame Le Pen ?
Oui, l’aspect idéologique est très important. La peur de l’immigration, de l’étranger, c’est en tout cas un outil très facile à manier à des fins politiques, mais de très courte vue. Par exemple les Roms : ça ne sert à rien de les expulser – ils ont le droit, en tant qu’Européens, de revenir en France – mais c’est toujours assez bien de faire un petit coup d’expulsion pour donner l’impression qu’on est un ministre de l’Intérieur fort. De la même façon, le mur Mexique/États-Unis a coûté une fortune et les bilans de la Cour des comptes américaine disent qu’il n’est pas efficace. Qu’importe, on continue…
Et ça a continué sous Obama ?
Ça s’est renforcé. Sous son premier mandat, il n’y a jamais eu autant d’expulsions et il a mis plus d’argent que Bush dans le mur. Mais ça bouge : maintenant que les conservateurs semblent changer de position sur l’immigration, Obama annonce une opération de régularisation de sans-papiers de très grande ampleur.
On n’entend pas beaucoup de gens proposer des solutions.
Dans nos milieux, au Gisti, on se fait traiter d’idéalistes et de droits-de-l’hommistes. Ça ne me dérange pas de l’être, sauf que le raisonnement ne s’arrête pas là. Notre propos n’est pas seulement de dire : ce n’est pas bien de maltraiter les migrants. Même si c’est vrai, le problème n’est pas là. Et, personnellement, je n’ai pas d’empathie particulière, pas plus que d’antipathie d’ailleurs, pour les migrants. Le problème est dans notre rapport au monde qui est caricaturé par cette question de la frontière. Il est dans le fait qu’un petit nombre de gouvernants décide qui a l’autorisation de bouger et qui doit rester chez soi, et que cela paraît complètement normal. Et dans le fait qu’on considère cette ségrégation à l’échelle de la planète comme relevant de l’ordre des choses. On nous dit qu’on ne peut pas accueillir toute la misère du monde : au nom de quoi nos sociétés auraient-elles légitimité à protéger leur position de nantis en renvoyant le reste du monde à sa misère ?
Y a-t-il des changements depuis Sarkozy ?
On note un petit assouplissement pour les étudiants, pour l’acquisition de la nationalité, mais aucune perspective de régularisation de sans-papiers comme on aurait pu l’attendre. Les dossiers individuels ne sont pas plus débloqués qu’avant. On enferme toujours des enfants dans des centres de rétention alors que Hollande avait promis qu’il ne le ferait plus. On atteint les 37 000 expulsions par an, c’est le « meilleur » chiffre qui a été réalisé depuis des années. Au début de l’année, Manuel Valls a même promis que ce chiffre ne diminuerait pas. Il voulait qu’on entende ce message : on fait aussi bien que la droite. On l’a compris.
Propos recueillis par la rédaction
Illustration : J. F. Arrigoni-Neri
Illustration : J. F. Arrigoni-Neri
* Xénophobie Business de Claire Rodier, éd. La Découverte.