Opérations FRONTEX : nos fonctionnaires à même de refuser les ordres illégaux ?
Refoulements dangereux et illégaux en Méditerranée : nos fonctionnaires sont-ils impliqués ? Bien outillés contre les ordres illégaux ? Tout va bien pour De Block…
04 Interpellation de Mme Zoé Genot à la Secrétaire d’Etat à l’Asile et la Migration, à l’Intégration sociale et à la Lutte contre la pauvreté, adjointe à la ministre de la Justice sur „les missions de l’agence Frontex“ (n° 96)
04.01 Zoé Genot (Ecolo-Groen) : Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, ce sujet est un peu compliqué, car l’agence Frontex a un statut particulier : en la matière, ce sont les États qui décident de collaborer entre eux.
Le problème du contrôle parlementaire se pose clairement. En effet, lorsque les députés européens interrogent au sujet de Frontex au niveau européen, on leur répond qu’il s’agit d’une agence et que ce sont les États nationaux qui collaborent entre eux. C’est donc au sein des parlements nationaux qu’il faut exercer un contrôle à cet égard. Cependant, nous ne sommes pas très outillés pour ce faire. J’espère, grâce à ces questions, pouvoir mieux cerner le cadre exact dans lequel on peut mieux travailler avec cette agence Frontex.
Madame la secrétaire d’État, pouvez-vous mieux m’indiquer quelles sont les missions de l’agence Frontex auxquelles les fonctionnaires belges ont pris part à ce jour ? Quels sont les États membres de l’Union européenne avec lesquels la Belgique collabore ou a collaboré dans le cadre des missions Frontex ?
Pouvez-vous m’indiquer quelle formation ces fonctionnaires reçoivent avant leur mise à disposition des autorités étrangères ? Des rapports sont-ils établis à la suite de ces missions ? Ces fonctionnaires informent-ils leurs supérieurs de leurs activités pendant le déroulement de leurs missions ? Frontex est-elle tenue d’informer l’État belge des allégations de violations des droits humains qui pourraient intervenir dans des missions auxquelles l’État belge est associé ?
De nombreux juristes et organisations de défense des droits humains considèrent comme établi que certaines missions effectuées dans le cadre de Frontex violent la légalité internationale, notamment le principe de non-refoulement, reconnu par la Convention de Genève au paragraphe 1er de son article 33.
Pouvez-vous me dire si des vérifications sont effectuées à ce sujet par vos services ou si, au contraire, on se contente de présumer le respect de la légalité en le faisant découler de la déclaration de principe de l’agence ou de contrôles éventuels qui pourraient être effectués par le Parlement européen ou d’autres instances européennes ou nationales ?
La Belgique a été condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme pour avoir remis un ressortissant afghan à la Grèce en présumant, en vertu du règlement n° 343/2003 du Conseil du 18 février 2003 dit Dublin, que ce pays respecterait les exigences légales en matière d’asile. „La Belgique ne pouvait pas ne pas savoir“, nous dit en substance la Cour, „que la Grèce manquait à ses obligations en la matière“ et elle renverse la présomption du respect de la légalité par la Grèce pour condamner notre pays.
Je constate que la Cour européenne des droits de l’homme cite, à l’appui de sa démonstration, des rapports d’organisations qui s’émeuvent aujourd’hui des conditions dans lesquelles sont conduites les opérations de Frontex. Si la crédibilité de ces organisations en ce qui concerne le respect des droits des demandeurs d’asile par la Grèce a été reconnue par la Cour, on ne voit pas pourquoi elle ne ferait pas de même en ce qui concerne leurs avertissements au sujet des missions de Frontex. Je note également que le médiateur européen s’est auto-saisi de la question.
Votre ministère a-t-il évalué le risque de condamnation de la Belgique qu’engendre la participation de notre pays à des missions à la légalité plus que douteuse ?
La loi du 13 mai 1999 portant le statut disciplinaire des membres du personnel des services de police précise qu’un ordre manifestement illégal ne peut être exécuté. L’article 29 du Code d’instruction criminelle fait obligation à tout fonctionnaire de porter à la connaissance du procureur du Roi tout crime ou délit dont il acquerrait la connaissance.
Des obligations ou interdictions analogues existent-elles dans le droit des États sous l’autorité desquels nos fonctionnaires peuvent être appelés à servir dans le cadre de missions Frontex ? Si c’est le cas, et dans l’hypothèse où un fonctionnaire aurait connaissance d’un délit ou d’un crime, devrait-il en informer sa hiérarchie, les autorités du pays étranger ou les deux ? Quelles instructions reçoivent nos agents à ce sujet ? Quelles procédures précises doivent-ils mettre en œuvre pour s’acquitter de ces obligations ? Les connaissent-ils ? Peuvent-elles être engagées dans nos langues nationales ? Dans le cas où les législations des États ne prévoiraient pas les obligations précitées, cela signifierait-il que nos fonctionnaires en seraient exemptés ? Je suis particulièrement préoccupée par le fait que les fonctionnaires belges ne puissent pas, en fait ou en droit, désobéir à des ordres manifestement illégaux.
Dans la mesure où l’on peut difficilement penser qu’ils connaissent les différentes législations nationales sous lesquelles ils peuvent être amenés à opérer dans des missions Frontex, ne risque-t-on pas de les exposer à des poursuites ?
04.02 Maggie De Block, secrétaire d’État : Chère collègue, en ce qui concerne la participation belge, il existe plusieurs catégories d’opérations telles que les opérations de contrôle aux frontières, le long des frontières terrestres ou maritimes, et de déploiement des équipes rapides. En tant que secrétaire d’État, je m’exprimerai surtout sur les joint return operations, pour lesquelles seul le volet organisationnel relève de mes compétences et dont la réalisation est confiée au personnel de la police fédérale. Pour toutes les opérations, la procédure suivie pour le briefing et les rapports à rédiger est comparable.
En ce qui concerne la participation de la Belgique à ces vols communs de retour, ces cinq dernières années notre pays a pris part à onze vols et a joué un rôle d’observateur dans le cadre d’un vol. Tous les participants étaient des États membres de l’Union européenne, ainsi que la Suisse. Au cours de ces dernières années, la Belgique a surtout participé à des opérations conjointes en vue de surveiller les frontières terrestres en Europe de l’Est et les frontières maritimes de l’Espagne, de l’Italie et de la Grèce. Actuellement, la Belgique participe aux opérations Frontex suivantes : Neptune en Hongrie, Indalo en Espagne, Focal Point Sea en Grèce, Joint Operation Hermes en Italie et en Sicile et Joint Operation Poseidon en Grèce, à Lesbos.
En ce qui concerne la formation et les rapports, c’était la volonté explicite du législateur européen –c’est-à-dire les États membres et le parlement européen — que les droits fondamentaux soient respectés pendant chaque opération menée dans le cadre de Frontex. Bien entendu, cela implique que chaque participant soit dûment formé et qu’il existe un rapport de chaque opération. Ces instruments ont été mis en place. L’opération de retour conjointe est toujours précédée d’une formation pour les escorteurs. Une formation est organisée au niveau national pour chaque escorteur. Une formation Frontex est également disponible. De plus, chacun des participants à l’opération reçoit un briefing complet. Le responsable de l’escorte rédige un rapport global pour chaque mission et la présence d’un moniteur est obligatoire.
En revanche, la participation aux opérations conjointes de Frontex se fait à la demande de Frontex. Tous les experts belges qui souhaitent faire partie du pool experts au sein duquel la sélection est effectuée participent à une formation spécifique consacrée aux droits fondamentaux, à l’accès à la protection internationale, ainsi qu’à l’identification des personnes en quête de cette protection. Avant l’opération proprement dite, chaque participant reçoit un briefing national ainsi qu’une formation ou un briefing spécifique d’un ou deux jours dans l’État hôte. En outre, chaque opération fait l’objet d’un plan opérationnel qui doit être respecté par les participants. Au cours de l’opération, le point de contact national belge est régulièrement informé de la situation sur place. Frontex envoie également des rapports de situation quotidiens pour chaque opération.
En ce qui concerne la violation des droits et la communication des informations, si Frontex reçoit une plainte concernant une opération au cours de laquelle un participant ne se serait pas conduit correctement, il est tenu de le préciser à l’État membre concerné. Une telle situation ne s’est encore jamais produite au niveau belge.
Par ailleurs, conformément au plan opérationnel, chaque participant doit immédiatement signaler tout incident ou toute infraction aux droits fondamentaux. Les États membres peuvent également interroger un autre État membre via Frontex sur le déroulement de l’opération.
Jusqu’à présent, le point de contact belge n’a été informé ni par Frontex ni par nos participants d’infractions à l’encontre de la législation et de conventions internationales. Il a notamment effectué deux visites sur place – dans l’île de Samos et au point de passage frontalier Kapitan Andrevo, en Bulgarie – afin de juger de la situation locale. Nous agissons donc de manière proactive en termes d’évaluation des opérations.
S’agissant des vols de retour conjoints, chaque État membre est responsable des personnes qu’il rapatrie et doit veiller au respect des législations nationales et internationales.
En ce qui concerne les rapports négatifs établis par les organisations internationales, ils doivent évidemment être pris en considération. Toute violation des droits humains doit être sanctionnée. Certaines initiatives sont prises par les États membres de l’Union européenne pour tenter de résoudre les problèmes existants. Le règlement Frontex a été révisé dans cette optique. Afin de garantir le respect des droits humains, la fonction de Fundamental Rights Officer a été créée lors de la refonte du règlement Frontex. De même, un forum consultatif a été mis sur pied. Il s’agit d’un organe au sein duquel siègent plusieurs organisations indépendantes oeuvrant en faveur de la défense des droits de l’homme et pouvant conseiller Frontex.
Enfin, Frontex collabore avec le Bureau européen d’appui, le Haut-Commissariat des Nations unies pour les Réfugiés et l’Organisation internationale des migrations.
Ces initiatives ont eu pour conséquence directe la mise en place d’un code de conduite. Chaque garde-frontière, chaque escorteur est donc tenu d’en prendre connaissance.
Tous les États membres qui y participent disposent de leur propre législation. Lors du briefing et de la formation précédant l’opération, ils sont informés de la législation nationale de l’État hôte. De plus, le code de déontologie est présenté en détail pour les vols de retour en commun. Des accords clairs sont conclus préalablement. Un plan opérationnel complet doit être respecté par les participants.
Par conséquent, contrairement à ce que vous avancez, les participants savent bien quelles sont les procédures et les législations en vigueur pendant une opération. Madame Genot, ce sont des professionnels ! Il ne faut pas être naïve.
Lorsqu’un État membre organise un vol de retour conjoint, il transmet un rapport d’information aux États membres potentiellement intéressés. Ces mesures sont clairement précisées à l’avance. Si la Belgique n’est pas d’accord avec la législation de l’État membre organisateur, nous pouvons décider de ne pas prendre part au vol.
Le bon déroulement de l’opération s’appuie donc sur une communication précise et sur des accords préalablement conclus. Étant donné que le principe d’un non-refoulement est respecté pour les opérations de retour conjointes et que les incidents éventuels seraient signalés, nous sommes en mesure de justifier notre participation à de telles missions à l’avenir si nous continuons à observer ces principes.
Quid si nous devions recevoir une plainte en dépit de ces précautions ? Chaque vol fait l’objet d’un monitoring. En effet, la refonte du règlement Frontex a contraint chaque État membre à mettre en place un mécanisme de surveillance. En Belgique, ce rôle est dévolu à l’inspection générale. Celle-ci signale le vol quelques jours avant et, lors d’une participation à un vol Frontex, elle effectue un contrôle indépendant.
Le moniteur de l’État membre organisateur participe toujours au vol. La participation des moniteurs des États membres participants dépend de la disponibilité du personnel et du nombre de places à bord de l’avion. L’inspection générale formule également des recommandations en vue d’améliorer les procédures.
Si la Belgique n’est pas d’accord avec ces principes, nous ne prenons tout simplement pas part à l’opération.
04.03 Zoé Genot (Ecolo-Groen) : Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, je vous remercie pour votre réponse détaillée. Comme on peut le voir, la question est assez complexe. Deux aspects sont à prendre en considération, à savoir la question des vols groupés et la surveillance des frontières.
L’année dernière, il y a eu le cas de fonctionnaires allemands qui ont refusé d’obéir aux ordres de Frontex qui leur avaient demandé de refouler vers une zone minée des personnes qui cherchaient à pénétrer en Europe. Les dits fonctionnaires ont expliqué le refus en invoquant le fait que cette pratique était contraire à leur code de déontologie. Selon moi, il est très important que les fonctionnaires belges sachent que les règles en matière de statut disciplinaire, règles qui les protègent et selon lesquelles il leur est interdit de poser des actes illégaux, sont également valables à l’étranger. Il arrive que lors d’opérations de refoulement, des secours ne soient pas apportés aux personnes, par exemple, en Méditerranée. Il est donc important que nos fonctionnaires sachent que nous sommes à leur côté pour qu’ils puissent s’occuper au mieux de ceux qui se trouvent dans ce genre de situation.
Motions
Le président : En conclusion de cette discussion les motions suivantes ont été déposées.
Une motion de recommandation a été déposée par Mme Zoé Genot et est libellée comme suit :
“La Chambre, ayant entendu l’interpellation de Mme Zoé Genot et la réponse de la secrétaire d’État à l’Asile et la Migration, à l’Intégration sociale et à la Lutte contre la pauvreté, adjointe à la ministre de la Justice, demande au gouvernement de tout mettre en œuvre pour que nos fonctionnaires qui participent à des opérations Frontex soient en mesure de respecter leur obligation de ne pas suivre des ordres illégaux, qui auraient des conséquences inacceptables pour les réfugiés“
[Chambre des représentants – Commission de l’Intérieur – Réunion du 2 juillet 2013 – Extrait du compte rendu intégral (CRIV 53 – COM 0788)]